Éric Bourret, Les bruissements du monde
Depuis près de 30 ans Éric Bourret arpente le monde et sa nature vive, des sommets Himalayens aux littoraux de la Méditerranée, duquel il nous livre son expérience sensible et philosophique du paysage.
Pouvez-vous nous expliquer votre parcours ? Comment êtes-vous devenu photographe ?
Ça a été une belle rencontre ! À 15 ans, passionné d’astronomie, j’ai demandé à mes parents de m’offrir une colonie de vacances « scientifique » pour apprendre à regarder les étoiles. Durant 3 semaines, dans l’Aveyron, j’ai découvert l’astrophotographie qui consiste à photographier à l’aide d’un télescope, pendant une durée très longue?,? les corps célestes en suivant leurs déplacements. Nous passions toutes les nuits dans ?l?es champs à photographier les étoiles. L’après-midi nous développions les négatifs puis des tirages ?noirs & blancs. C’est là que j’ai réellement découvert la photographie ! (rires) Lorsque je suis rentré, j’ai dit à mes parents « Je veux devenir photographe » ! ?Ensuite, j’ai continué des week-ends entiers dans la chambre noire de la MJC de Chambourcy, vraiment mordu par la magie du médium et du laboratoire. Plus tard, de manière épisodique et fragmentaire, j’ai fréquenté des écoles de photographie sur Paris, puis à 20 ans, habitant désormais pour mon plus grand plaisir le Var, l’école des beaux-arts de Toulon et la Seyne-sur-Mer. À cette époque, j’ai longuement regardé les séquences photographiques d’Eadweard Muybridge, les marines de Gustave le Gray, les travaux vernaculaires de Walker Evans, l’audace graphique de Mario Giacomelli, les portraits de Diane Arbus, le nomadisme assumé de Robert Frank et Joseph Koudelka, les artistes marcheurs Hamish Fulton, Richard Long… Et, de manière concomitante, la découverte à pied d’une nature vive environnante : la Presqu’île de Giens, la Sainte Baume? et ?Sainte Victoire, la Vallée des Merveilles… Pour le jeune Parisien que j’étais, c’était extraordinaire ! Le Pic des mouches, point culminant de la Sainte Victoire à 1000 mètres d’altitude devenait mon Himalaya (rires). Cette formidable interaction nature-culture a provoqué l’envie de développer un travail photographique à caractère introspectif sur le terrain. L’expérience du visible à l’oeuvre !
Vous vous définissez comme un « artiste marcheur » dans la lignée du Land Art. Comment choisissez-vous et quelle est votre relation aux paysages que vous arpentez / photographiez ?
Pendant quelques années, la photographie me servait de carnet de marche permettant d’enregistrer de manière quasi-documentaire les paysages traversés. Puis, tout s’est emballé… l’appareil photographique est devenu progressivement l’équivalent d’un sismographe qui enregistrait les pulsations de mon corps et les variations du paysage. Une association photographie-marche-temps. Rendre compte de l’écoulement du temps à l’aide d’une machine dont la fonction est précisément de l’arrêter, est rapidement devenu très excitant (rires). On ne peut arrêter le temps, c’est une des rares certitudes… Au fil des années, j’ai ainsi arpenté de nombreux paysages naturels, aux caractères vifs, désertiques mais non désolants… Dans un premier temps, mon environnement proche. Puis le souhait de m’immerger dans les paysages durant de longues périodes s’est imposé. Pendant une dizaine d’années, piéton d’altitude, j’ai ardemment fréquenté la chaîne des Alpes du Sud et la chaîne Himalayenne passant de l’une à l’autre sur des périodes de 2 à 6 mois. Il m’est en effet beaucoup plus facile d’aller au camp de base de l’Everest ou du Lhoste que de traverser Londres pour un rendez-vous dans une galerie… (rires)
Pouvez-vous nous expliquer le protocole qui régit la plupart du temps vos prises de vue ?
Il s’agit d’un processus qui associe une démarche quasi conceptuelle et le laissez faire du paysage… En marchant, je photographie le même motif un nombre de fois défini à l’avance. La surimpression compile les mémoires, capte le flux continuel des espaces traversés. Plus clairement, je marche 10m, 100m, 500m selon l’espace et décide de déclencher x fois dans cet intervalle. Le corps épouse les accidents du paysage. Photographier devient une relation organique par laquelle la photographie passe d’abord par le corps. Ne sommes-nous pas constitués des poussières du paysage lui même constitué ? Ce n’est qu’en rentrant chez moi ou au refuge que je découvre les images. Selon la proximité et le choix du sujet, je peux aussi décider de fixer le boitier et lui confier, le nombre et intervalle de déclenchements. En travaillant ainsi, j’assume l’aléatoire, le transitoire afin de produire une compilation de plusieurs instants. Un dépôt temporel dans le même négatif ou fichier. Un carottage photographique. Une échographie du réel. Tout se produit pendant la prise de vue.
L’association et le contrôle de plusieurs négatifs ou fichiers via Photoshop n’est pas mon propos… Pas de repentir, pas de retour en arrière possible. Est-ce un hasard controlé ? aussi est-il difficile au fil des années, de ne pas tomber dans une opération purement stylistique et ennuyeuse… Il m’importe de ne pas m’enfermer uniquement dans ce mode opératoire. La prise de vue traditionnelle fait également partie de mon vocabulaire. In fine, à la sélection, je ne choisis d’exposer que les images qui selon moi, ont un caractère plastique autonome. Des images qui toujours me dépassent.
Vous avez participé récemment à l’exposition Par Hasard à la Friche la Belle de Mai à Marseille. Quelle est la place du hasard dans votre travail ?
Pour cette extraordinaire exposition collective, Guillaume Theulière, co-commissaire, en visite à l’atelier, m’a proposé de présenter le triptyque Kosmos. Il s’agit de 3 pièces photographiques enchâssées dans des boites en bois posées au sol de 120×120 cm chacune, représentant un motif noir, sur lesquelles viennent palpiter aléatoirement une myriade de points lumineux qui pourrait évoquer une trame, une matière dure, un gouffre lumineux. Il s’agit en réalité de multiples prises de vue de la mer, réalisées l’hiver en surplomb des calanques, sur laquelle viennent s’additionner les éclats du soleil. La multiplication des photons sature l’espace et crée une pièce hypnotique où la dimension bascule, la matière se métamorphose, l’eau devient Kosmos.
Vous parlez de métamorphose de la matière. Dans la série Hun-Tun les éléments EAU et TERRE sont intimement liés. Pouvez-vous nous expliquer ce rapport Mer-Montagne ?
C’est en effet très prégnant dans cette série. Hun-Tun dans la cosmogonie Chinoise signifie le chaos primordial, une immensité primitive où les éléments se conjuguent. Aucunement le Chaos originel Chrétien ou le Tohu-Bohu biblique Hébraïque, ces états inhospitaliers où règnent désordre et confusion. Dans ce travail, la frontière minérale-liquide dans la même image est ténue. Est-ce projeter l’espace de ma boite crânienne ? le résultat de mon engagement corporel dans le paysage ? Est-ce une mise en perspective de plusieurs réalités qui viennent s’entrechoquer, s’interpénétrer en permanence ?
On constate dans vos travaux récents un intérêt pour l’élément végétal. Qu’en dites-vous ?
Je travaille par cycles qui peuvent durer 3-5-10 ans durant lesquels je vais arpenter de nombreuses fois, sur plusieurs centaines ou milliers de kilomètres les territoires choisis. Ce sont principalement succédées des marches au Proche-Orient, en Himalaya, dans les Alpes, sur le littoral Européen et récemment dans les îles de la Macaronésie – Açores, Cap Vert, Canaries, Madère – je me suis intéressé aux forêts primaires que recèlent ces archipels volcaniques. Grâce à des conditions climatiques uniques, elles ont pu conserver en partie les forêts fossiles qui recouvraient l’ensemble du bassin méditerranéen il y a 4 millions d’années. J’ai conçu la série Primary Forest qui évoque ce que j’ai vécu dans cette exubérance végétale multi millénaire non littéralement, mais par une production plastique par résonance. Le végétal et minéral sont également à l’oeuvre durant la résidence en pays Lodévois en 2018-19. Sur l’invitation d’Ivonne Papin-Drastik, conservatrice du Musée de Lodève, j’ai durant deux hivers, arpenté le Larzac, les Grands Causses et le Lac de Salagou et ce, en écho aux collections géologiques et paléontologiques du Musée. Le fruit de ce travail sera présenté dans l’exposition Terres auquel j’ai associé la série Craddle of Humankind effectuée durant mes résidences en Afrique du Sud de 2009 à 2016 relative aux traces fossiles des hominidés. Enfin, dans la série Grands Causses, les corps-arbres photographiés frontalement évoquent me semble t-il, un écoulement du temps. Une matière végétale qui lentement se dissout.
Vous avez un rapport passionnel avec la musique. Y-a-t-il pour vous des liens entre photographie et musique et si oui lesquels ?
Écouter de la musique est probablement ce que je fais le plus dans ma vie ! (rires) Les Vêpres de Monteverdi, Zappa le dernier dadaïste, ou l’arc à bouche Vietnamien, tous les genres confondus ou presque m’intéressent. Du reste, l’écoute prolongée des ragas Indiens, Cage ou Morton Feldman, la musique spectrale de Gérad Grisey ou Tristan Murail associées aux marches durant plusieurs semaines en haute altitude ont considérablement modifié mon approche plastique. L’étirement du temps, l’étagement sonore, la micro-tonalité, la résonance des cordes par sympathie a sans doute permis d’envisager la représentation du paysage vécu comme un corps mutable, autonome, où tous les accidents et hasards du temps pourraient se télescoper. Une oeuvre de Land-Art transformable à souhait !
Quels sont vos projets à venir ?
L’exposition Terres au Musée de Lodève qui devait démarrer le 3 avril est ajournée au vu du contexte sanitaire actuel. Nous espérons pouvoir l’ouvrir début juin mais tout cela reste très hypothétique. Fort heureusement, elle durera jusqu’à la fin août. Se profile également l’exposition Sainte-Victoire, la montagne de cristal au Pavillon de Vendôme à Aix-en-Provence qui devrait ouvrir fin juin et se poursuivre jusqu’au début de l’automne. L’exposition prévue fin 2021 au Centre de la Vieille Charité à Marseille sur une invitation du festival Photo Marseille occupe déjà grandement et joyeusement mon esprit dans la sélection des travaux et le souhait d’en présenter de nouveaux.
Propos recueillis par Christophe Asso, Photorama 2020 |