Venisenvies
« Venise a son dieu sur les campaniles. Son démon partout. Il faut se servir du jeu de tout le monde. Pied sur les marches. Mots connus. Épreuve excellente ».
André Chastel, Carnets, 1935-36
« Si l’on ne m’avait pas ouvert la porte de la Scuola Grande de San Rocco, j’aurais écrit les Pierres de Chamonix au lieu des Pierres de Venise ».
John Ruskin, Praeterita, 1907
Il y a tout d’abord le choc : est-ce une ville ? Puis l’évidence : c’est une ville, c’est la ville. Mais on ne conquiert ni n’invente Venise. Comme des touristes avec les idées claires et des images floues, ainsi débutèrent les pérégrinations vénitiennes avec Eric Bourret en novembre 2012. Peu importe qu’il y ait eu plusieurs voyages à Venise, il n’y en a finalement qu’un, fait des mêmes navigations circulaires. Le pèlerinage hivernal débutera l’année suivante. Le premier rituel sera d’avoir pour port d’attache Cannaregio et loger à proximité de la Madonna dell’Orto chez les Pères Joséphites de Murialdo. Le second consistera à naviguer le jour dans la lagune septentrionale au départ des Fondamenta Nuove, puis, à la nuit tombée, d’embouquer le Canalazzo de San Marcuola à la Salute. (1)
A Venise, la lumière pulvérulente de l’été décolore les tons et sacrifie tout modelé. Le ciel y est blanc et le soleil noir. Durant l’hiver, le beau est le plus beau. Il n’y a pas vraiment de hors-saison vénitien, la plus basse étant celle où l’eau est la plus haute. La morte saison, en revanche, c’est la nuit. La désinence de clarté donne aux photographies de Bourret une impression de noir et blanc coloré de teintes bémolisées. Aucune beauté météorologique n’est surjouée ; l’artiste évite d’ailleurs la lagune emmaillotée de brouillard ou Venise saupoudrée de neige, tout ce qui dissimulerait ou recouvrirait. La photographie de Bourret hiverne au rythme d’une respiration minimale.
Si Bourret attend quelque chose de moi, il ne saurait dire précisément quoi : à chacun son travail. Le doge a ses problèmes, le gondolier les siens. Je suis comme un spectateur baudelairien, le traducteur d’une traduction, un prosateur de lieu pour l’occasion. Impuissant, Andrea Zanzotto reconnaît : « toutes les pages, et à plus forte raison celles-ci, auront été abandonnées, confinées, sourdes, idiotes, inutiles, touristiques ». Venise ? Il faudrait la taire et se taire : s’interdire de citer les vieux maîtres et museler ses élans poétiques. Que me dites-vous du ducat lunaire saoulant de sucre bleu les eaux du Grand Canal lorsque minuit arrive à son comble et que l’astre s’emplume dans son halo de brume ? Rien. Devrais-je alors me rendre à San Francesco della Vigna y brûler un cierge à l’adresse de Sainte-Rita, patronne des causes désespérées ? Ou dois-je plutôt m’engouffrer chez Peppino, au Remo d’Oro ? Credere di credere pourrait être mon credo.
Il faudrait toujours que le critique s’assimilât l’artiste, qu’il le fréquentât, « qu’un rien ne le mette au courant de bien des choses » (Pissarro à Durand-Ruel). Trop souvent le critique use de l’argument artistique pour livrer sa libre création, parce qu’en tant que telle, il n’y a pas grand-chose à en dire. Ne laissons planer aucun malentendu : Venisenvies n’est en aucun cas une oeuvre à quatre mains mais une équipée amicale, un mot-valise sous la forme d’une anagramme vaguement gémellée, un il était deux fois Venise partagé.
Les écueils encourus à Venise font florès. Comment peut faire un artiste pour trouver son unique pierre de Venise ? La littérature tardo-décadentiste l’envisage comme lieu où aimer et mourir, guérir ou renaître. Et Venise a chaviré sous le poids des artistes, des prétentieux et des touristes. Les littérateurs veulent la dépeindre et les peintres la décrire. A l’invitation d’Octave Mirbeau de s’y rendre, Monet répond : « non, je n’irai pas à Venise, c’est une carte postale en couleurs, c’est un décor ». On connait la suite et ses chefs-d’oeuvre. S’amarrer à Venise, c’est comme engloutir précipitamment une boîte entière de chocolats à la liqueur.
Mais la chausse-trappe serait aussi de brosser le portrait d’une Venice in Wonderland sans considérer qu’ici, c’est le lucre à tout prix. La valeur immatérielle du patrimoine de Venise, est matérielle. Venise vaut ce qu’elle rapporte, elle est donc à vendre. Après la monoculture touristique voici l’overtourism des mordi e fuggi et des chinoiseries de Cargo Cult. Avec Bourret, nous préférons la toccata e fuga.
L’artiste nous épargne ce goût désastreux de parer la photographie des vertus de la poétique ou de la spiritualité. Il ne verse ni dans la vacuité conceptuelle ni dans l’artifice calculé pour étonner le spectateur. Ses photographies ne sont ni minutieuses ni pomponnées jusqu’à l’effroi et ne relèvent pas non plus d’une descente de police sociologique mais plus certainement d’une visite polie à la vieille dame, et à sa mer.
Je ne pense pas qu’il faille chercher chez l’artiste un derrière ou un au-delà le paysage mais y voir plutôt son appétence pour un vers et un dans le paysage. Il est l’horizon ouvert de toute son activité physique et psychique. Notrephotographe partage avec Zanzotto une certaine idée, une certaine émotion fondamentale née de la fusion du et dans le paysage, entre goût de la peinture et celui de la marche.
Notre Syndrome de Venise (ou Syndrome de Zanzotto) part d’une constatation : dans chaque ville, même entr’aperçue, le souvenir résidait dans les bâtiments illustres, les places ou lieux pittoresques, mais le bâti connectif, moins glorieux, était subitement oublié, et parfois, lors de visites successives, il attirait notre attention. Tandis qu’à Venise, au contraire, le continuum urbain s’impose d’emblée au sortir de la gare. C’est cette Venise mineure théorisée par Egle Renata Trincanato que nous recherchions. C’était préférer la circumnavigation à la déambulation et rester sur le limes qui enchâsse et sertit la ville-île.
Pour différer son arrivée à Venise, Hermann Hesse s’approchera d’elle depuis la lagune, progressivement, par rapprochements progressifs. Et Zanzotto, le vénète de terre ferme, ne pense pas autrement. Il y aurait d’abord l’arrivée en ville par la mer puis le départ vers la lagune et ses îles. Entre les deux nous trouverions le coeur de Venise, le Bassin de Saint-Marc et le Grand Canal. S’ensuivrait la féerie des ruelles, des ponts et des gondoles, le Carnaval, les fêtes et les régates. Le Syndrome de Venise est l’antidote au Syndrome de Stendhal (ou Syndrome de Florence). Dans « Rome, Naples et Florence » publié en 1817, Stendhal est agenouillé par la beauté de la basilique Santa Croce de Florence, panthéon des gloires florentines. Pourtant, deux années auparavant, le grenoblois envisageait de s’installer à Venise avec Angela Pietragrua. Il arrive en juillet, elle ne viendra pas, il quittera la ville en août pour devenir milanais. Ce sera l’histoire d’un sentimental journey manqué.
Un acte de naissance, de intus, fait de vous un vénitien. Mais il existe une vénitianité de extra, vénitien on naît ou on le devient. Venise est un lieu hors du monde d’où l’on peut voir le monde. C’est à la fois une vue de l’esprit, un choix de vie et un lieu pour l’âme. Quiconque pratique ici le veni etiam, le revient encore, le sait, Venise est une drogue dure. Venise, voilà sa spécificité, est un amplificateur. On n’y va pas pour la voir, on y va pour la prendre dans la gueule. Et on se prépare, en vain, à l’uppercut de la surabondance de choses à voir. Si les poisons les plus vils accordent de longs délais, les incurables vénétomanes parviennent à une phase de mithrydatisation, sorte d’immunité acquise par accoutumance et par doses progressives. Si le cerveau de Bourret est naturellement dopé à la dopamine (ce neurotransmetteur qui génère le voyage), le mien, à Venise, balance ses doses de prolactine (cet analgésique qui diffuse une mélancolie sucrée). Entrer dans Venise c’est s’exposer : elle nous plonge dans une euphorie dépressive, elle attise une fébrilité et une fibrillation des sens et provoque un sentiment mitigé de soumission mâtinée d’addiction à l’idée d’entrer dans cette carte postale kitsch. Les villes ont une âme, dit-on. La ville invisible de Calvino est celle qui ne s’efface pas de l’esprit, celle à laquelle on songe au coeur des villes invivables. Notre Venise invisible chemine à nos côtés en notre for intérieur et cette ville c’est nous-mêmes, ou notre jumelle. J’y pense donc j’y suis. Je n’y suis pas donc j’y pense. A propos de Maurice Barrès (auteur en 1903 de La mort de Venise), Patrick Bergeron souligne : « à l’intérieur d’un projet de conquête systématique de la personnalité et d’un dandysme ultra-sélectif en matière de ses goûts et dégoûts, Venise s’avérait tout particulièrement propice à l’éveil de l’être ».
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Bourret aime l’eau. On le connait mariniste, on le découvre védutiste. On le connaissait Wanderwalker au long cours, le voilà Seafarer de vaporetto. L’artiste s’inscrit dans une tradition védutiste où son originalité prime sur l’innovation. Paraphrasant Verhaeren à propos de Turner, je dirais qu’à Venise Bourret naquit académicien et devint impressionniste. Je ne parle pas de la peinture de Canaletto assisté de la camera obscura, nette, lisse, fluide et Renaissante mais du dernier védutisme du dix-neuvième siècle au revival hollandais. Les Futuristes répudieront cette Venise passéiste et délabrée et rêveront de combler le Grand Canal des décombres de ses palais croulants.
Si d’aucuns puissent être surpris de le retrouver à Venise, entre l’en-haut himalayen et l’en-bas vénitien, Bourret n’y réaliserait-il pas une synthèse entre le pic et le pal, vécus comme deux pôles continus et contigus ? Bourret aime les arbres, les pals deviennent dès lors des pics d’humilité. Entre le temps géologique et celui historique, le photographe n’aboutirait-il pas à une vision syncrétique de la beauté, comme un chronotope vénéto-montagnard naturel et artistique ? Les Vénitiens appellent stravedamento cet effet d’optique qui donne à voir plonger dans la lagune derrière el paron de casa l’archipel fossile des Dolomites. Ce sont les montagnes qui font revenir au premier plan la mer.
Arrivant à Venise le 6 mai 1841, John Ruskin annote dans son Journal : « Venice and Chamonix are my two bournes of Earth ». Ce seront ses deux bornes ou destinations pour saisir que pour lui, le Campanile de Saint-Marc sera l’Aiguille du Dru de Venise. Et il n’est pas nécessaire de louvoyer longtemps pour voir dans la navigation une soeur jumelle de la marche. Bourret n’a-t-il pas d’ailleurs traversé suffisamment de paysages pour que ce soient eux qui marchent en lui, et lui qui les contemple ?
Si la photographie offre le plus souvent une vision horizontale de la ville, Zanzotto insiste sur un motif vertical du paysage lagunaire, le pieu. Ces amers de navigation que les Vénitiens appellent bricole sont des nids-de-pie qui indiquent les hauts-fonds trompeurs. On dirait des bouquets de bois alignés ou qui serpentent pour tracer des Waterborne Routes au milieu de l’eau et qui ont la beauté des laisses de mer ou de certaines sculpt-chitectures. La scansion verticale de ces troncs contrarie le règne de l’horizontalité, la lumière changeante habille et déshabille les mêmes amers, tantôt les baigne ou tantôt en mord les lignes et les reliefs. Les contours se brouillent lorsque le soleil éclate derrière, eux-aussi semblent flotter. Si le photographe privilégie habituellement l’image all over, l’horizon est cette fois-ci à la hausse : les montagnes-pieux deviennent le lien central de cet imago mundi à trois étages. Au loin, Venise et la terre ferme forment un liseré sombre hérissé de quelques campaniles, de grues portuaires et de crinières industrielles.
A un journaliste qui demandait à George Mallory pourquoi il voulait escalader l’Everest, il répondit : « because it’s there ». Et je ne suis pas loin de penser que Bourret photographie les pals de la lagune septentrionale pour cette même raison, parce qu’ils sont là.
L’espace naturel de la lagune c’est la campagne à la lisière de la Forma Urbis. C’est un espace fictionnel, un paysage irréel au milieu de l’irréalité de l’eau et de l’air qui devient un objet de topolâtrie mêlant la topographie aquatique à une planimétrie mentale.
Ce n’est ni la mer ni un lac, il n’y a ni bord de mer ni bordure littorale. La lagune est informe comme la mer et ses contours sont les rivages d’un lac. Le paysage insulaire est composé de lambeaux de terre, de radeaux de limon herbeux, d’îlots terraqués et palafittes bâtis sur des fanges instables et des dépôts alluviaux. Tout semble flotter sur l’eau, comme par mirage. La lagune, c’est un coin de mer tranquille balayé par des vents lacustres. Une nappe liquide qui s’épand calme et captive et qui porte ses îles comme le ciel ses nuages.
Ici, le ciel fuit à l’infini jusqu’à sa lointaine chute. La lagune est soit grise, soit de la couleur du ciel, mais d’un gris taciturne jaspé de douceur. C’est du gris aux milles teintes effacées, mobiles et changeantes, où, parfois, apparaît l’intensité d’un bleu implacable, comme un oeil de clarté dans une trouée de nuages. Il est rarissime de rencontrer l’émail bleu ineffable de l’eau plus bleue que le ciel lui-même. Tout est d’un azzurrino à la Tiepolo. Selon la direction de la bora ou du sirocco, la palette lagunaire joue en demi-tons lactescents et opalescents autour d’un vert outremer : tantôt couleur de mousse ou d’aloès, tantôt de moire chartreuse ou de tôle gris-vert.
Aucun peintre ne possède une couleur transparente et neutre équivalente au plein-air. Aucun critique n’en possède le vocabulaire. Huysmans notait la difficulté de restituer par l’écriture « même une idée vague » du nuancier fugitif des peintures impressionnistes. Le ciel est couvert, le temps pluvieux ? Bourret photographie l’eau glauque, opaque et lourde. Le ciel est découvert et le soleil brillant ? Il photographie l’eau micacée de poudroiements. La lagune est plissée par le vent ? Il photographie les reflets pailletés et les vaguelettes guillochées d’écume.
Si Venise est prédisposée au cinéma, les images de Bourret superposent des pellicules sur des pellicules comme des surfaces stratigraphiques qui s’échapperaient d’elles-mêmes au travers d’un hublot. Avec ces fonds filés tirés en rafale qui font penser à des photogrammes extraits d’un film, il y a là quelque chose de pré-cinématographique : les images semblent isolées d’un flux, comme des unités élémentaires d’une prise de vue. Bourret capte l’image momentanée de l’eau qu’elle déploie et aussitôt emporte. (2)
Embarqué dans l’aventure infinie des contremarches de la série, Bourret approfondit et renouvelle ses Venises, renonçant à les posséder pour déboucher à travers elles sur tout le reste, ce grand dehors pourtant géographiquement si minuscule. Assez proche d’une esthétique romantique du fragment, il n’oppose pas la photographie faite et celle finie ; il rompt simplement l’idée de l’oeuvre close sur elle-même.
A la différence de la carte postale anastigmatique, le flou photographique restitue la géographie avec évanescence. La surimpression adoucit au contraire les contours par flottement sans pour autant que l’image ne soit floue et son aspect transparent de calques décalés révèle des informations jusqu’alors inaperçues. A propos des longs temps de pose Ruskin remarque : « j’ai parcouru aujourd’hui toute la Place Saint-Marc et j’ai trouvé sur le daguerréotype quantité de choses que je n’avais jamais remarquées sur la place même ». (3)
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Le Grand Canal de nuit, tout est dit. L’heure tardive et les vaporetti désertés collaborent avec le paysage. Nous embarquons après les incendies allumés par le couchant et les teintes posthumes de soleil. « Le navire, disait Foucault, c’est l’hétérotopie par excellence », il est vrai qu’une civilisation sans bateaux tarit les rêves. Debout sur le plat-bord du battello, dans une passivité maritime, c’est un long travelling entre les dessins imparfaits des palais piqués de quelques fenêtres éclairées.
Baignées d’une lumière rougeâtre, le luxe ébréché des façades offre un spectacle spectral et onirique. On s’attendrait à des clairs de lune, des éclipses, à des feux de Bengale ou des bombardements habsbourgeois. La fumée des vapeurs se mélangerait à la brume. Sur l’eau ridée vacilleraient des lampions à gaz, des reflets électriques et les fanaux des gondoles. Aux « espaces autres » de l’hétérotopie se superpose un brouillage de la chronologie, une rupture entre un temps qui s’accumule à l’infini et celui passager de la navigation. C’est un affaissement du temps sur l’espace que le sillage du navire ne peut redresser.
Les clairs-obscurs remplacent les jeux d’ombres et de soleil, ils sculptent en taille douce l’architecture « machinée de décor sur l’eau » (Cocteau). Le canal semble gras et figé, il est le regard de la terre, il est un appareil à regarder le temps, et la photographie une machine à le remonter.
Bourret photographie un espace vaporeux qui traduit la dualité entre le détaillé architectural et la matière liquide. Le regard ne se pose pas sur un seul édifice mais perçoit simultanément les constructions présentes ; tout ce qui entre dans le champ est perçu pareillement dans une neutralisation de la vision. Pour garder son mystère, Venise demande surtout à n’être qu’entrevue.
Il y avait à Venise le culte de la musique et le respect de la nuit. Le soir venu, le silence de l’air s’ajoute à celui de l’eau. Les ombres s’embusquent entre les palais, tout se tait. Un rite semble s’accomplir, la ville écoute. Ce silence n’est pas l’absence de bruit mais de rumeur sourde : les sons courent nets dans l’air, réfléchis par les murs et l’eau. On pouvait y rencontrer Luigi Nono bardé de son minicassette enregistrant des sons de sa ville, la nuit.
Hormis le bruit fracassant de l’embrayage du vaporetto lorsqu’il déhale du pontile, la fibrillation du moteur et le vent envahissent l’espace sans l’occuper. Si l’on voit moins bien la nuit, on entend mieux. D’Annunzio, à Venise, ressentait en mode musical et pensait par image ; une synesthésie qui ne déplairait pas à notre photographe.
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Ces photographies ont été pour partie présentées au Musée Ziem de Martigues en 2015 et publiées par Arnaud Bizalion dans le catalogue de l’exposition Et l’espace fera de moi un être humain. Cette notice d’intention complète et conclut « Un souffle de Venise dans le vent ». Avec Bourret, nous ne naviguons pas à bord de la Compagnie Maritime de la Nostalgie. Récemment je lui demandais s’il y aurait d’autres embarquements pour cette terre ? Sa réponse fut : « retournons prendre le métro ».
Pierre Padovani, 2023
1 Je dois évoquer une troisième série à contrevent, écartée par Bourret sans pour autant la désavouer. Peut-être la trouve-t-il trop documentaire, trop architecturale ou « trop allemande » ? Il n’y a ni ciel ni habitants, la lumière y est neutre, le piqué des images chirurgical, le cadrage frontal et serré. Nous sommes sur la Sacca Fisola, à la pointe occidentale de la Giudecca. Perché sur son tabouret dépliant, Bourret photographie les façades comme un touriste le ferait à Burano. Les sacche existent sur tout le pourtour de la ville : ce sont des îles artificielles constituées au dix-neuvième siècle du remblai des chantiers de creusement des canaux. Ile privée de passé, la Sacca Fisola pourrait figurer en bonne place sur le site www.theuglysideofvenice. Ni non-lieu ni ghetto extra-communautaire, c’est un quartier populaire de bâtiments sociaux de la fin des années soixante-dix qui ressemble à la banlieue milanaise ou une périphérie de la Mitteleuropa. Les subventions pour la rénovation ont été suspendues et les dégradations évidentes. Au-delà de l’incongruité architecturale, le champ de la vision ressemble ici au terrain de fouille de l’archéologie car la Sacca Fisola, c’est la chronique d’une destruction annoncée : à une encablure, la Sacca de San Biagio accueillera prochainement le parc d’attraction de Veniceland. La sociologie naît au même moment que la photographie et toute photographie encapsule du sociologique. Probablement Bourret considère-t-il qu’il y a là trop de voyeurisme misérabiliste.
2 On juge trop souvent le rapport qu’entretient un photographe à sa technique, mais il convient de préciser que le matériel de Bourret est celui d’un jeune Indiana Jones avec en bandoulière un boîtier et une optique. Rien d’autre donc pour les prises de vue ni autre effet de manche post-productif. J’ajouterai qu’en 2012, notre photographe dromomaniaque fera de Venise son banc d’essai de passage au numérique et qu’il abandonnera provisoirement le noir et blanc ainsi que le format carré.
3 La photographie apparaît à Venise en 1839, l’année-même de l’invention du daguerréotype ; vingt ans plus tard, avec une trentaine de studios, son commerce supplante celui de l’estampe et signe la fin des eaux-fortes sur cuivre développées par les Anglais depuis 1735. Dans la mare magnum touristique on trouve des stéréoscopes, des lanternes magiques, des talbotypes, des héliogravures et des sélénophotographies. Déjà, à l’époque de Guardi, Gombrich soulignait que « les voyageurs du Grand Tour qui venaient pour admirer les gloires du passé voulaient souvent rapporter avec eux un quelconque souvenir ». Mais en 1840, l’abstraction visionnaire de Turner et les travaux de Goethe contribuent à la faillite de la camera obscura : la perception n’est pas la vision et les images ne la reproduisent pas mais la structurent. Ruskin utilisera le daguerréotype pour reproduire des oeuvres du Tintoret et décalquera ses photographies d’architecture pour réaliser ses dessins. Le dessin s’infiltre dans la photographie et la photographie se nourrit de peinture. |