Et il fait tout ce qui est noir en blanc !
Les tableaux réalisés par Julien Bouillon sont peints sur des plaques de contreplaqué à partir de d’images rémanentes de l’histoire de la peinture (de Chagall à Cézanne, en passant par Picasso, Holbein ou Rauch), dont les fragments épars se superposent, par technique de recouvrements successifs, jusqu’à former eux-mêmes une nouvelle image laissant apparaître de larges traces de repentir. Leur format est identique (33x33cm). Durant leur temps de séchage, Julien Bouillon sculpte des montres-bracelets directement taillées dans des os de bœuf (des tibias et des humérus pour être précis). Le séchage de chaque couche est variable (de 10 mn à plusieurs heures). Il peut y avoir une dizaine de couches par peinture. Le temps qu’il lui faut pour achever ses tableaux et ses montres à la fois. Les tableaux sont alors photographiés et agrandis (70x70cm). Les photographies sont encadrées par une baguette épaisse en bois, tandis qu’une plaque de verre recouvre leur surface, affirmant ainsi leur statut d’œuvre parfaitement manufacturée, d’œuvres de savoir-faire. Les titres correspondent non pas à des citations esthétiques ou historiques, mais à des jeux d’association visuelle et mentale opérés lors de la révélation de ces images/palimpsestes. Deux personnages aux visages lacérés deviennent ainsi des possibles terroristes, acteurs ou témoins d’un attentat (La bombe de Munich), tandis qu’un paysage impressionniste et hypnotique à la fois, suggère la représentation du reflet et du Sacré-Cœur, et par analogie, les ruines/vestiges de La Commune, sur lesquelles la célèbre basilique a été construite (La Commune). Enfin, les tableaux/photos sont exposés dans des espaces volontairement restreints, les murs entièrement recouverts d’une peinture bleu lavande, et les sols d’une moquette anthracite, rappelant certaines expositions que l’on peux visiter à l’Orangerie ou au « Quai Branly » par exemple. L’exposition a pour titre Méméplexe, qui signifie non pas la perplexité de nos grand-mères, mais une discipline des neurosciences qui étudie les modes d’exécution d’un geste ou d’un comportement dans le cadre d’un processus d’imitation ou, de manière plus élargie, d’une transmission culturelle. L’aspect régressif et jouissif de ce travail est évident. Non seulement son protocole permet à Julien Bouillon de revenir à la pratique de la peinture de manière presque primitive sans pour autant s’y enfermer, mais il lui permet d’interroger les processus de résurgence des images, leur mode de construction et le destin qu’elles subissent à travers le temps, au gré des évolutions sociologiques de l’art. Ce n’est pas pour rien que les tableaux se forment par recouvrements successifs d’icônes de la peinture, puis deviennent au bout du compte de simples photographies, affi chant toute leur platitude formelle. Ce n’est pas pour rien non plus que l’artiste inclut dans son protocole la fabrication de ces montres en os. Il y va bien sûr d’un rite que l’on peut considérer comme constitutif de l’art, mais aussi de la marque du temps ; le « temps » mesuré pour celui de la montre, le « temps » éternel pour celui de la matière osseuse. Une inquiétante étrangeté Tout en étant un travail à part dans l’œuvre de Julien Bouillon (notamment par l’utilisation de la peinture et la répétition d’un geste), cette série n’en est pas moins représentative de l’ensemble de ses recherches. En effet, depuis bientôt une dizaine d’années, l’essentiel de son propos est d’interroger des pratiques artistiques, tout en faisant en sorte de ne pas s’y laisser enfermer. Il applique pour cela le fameux principe de Baldassare Castiglione, la sprezzatura, qui consiste à dissimuler les efforts de l’art sous une apparence de désinvolture. Pour cela, il ne cesse de mettre en place des contre-feux aux évidences, jouant en permanence contre les idées reçues, mais aussi contre ses propres postulats, ce qui a permis de faire dire à l’un de ses observateurs « qu’organiser une exposition de Julien Bouillon reviendrait certainement à organiser une exposition de groupe »1.
Sa pièce la plus symbolique est certainement ce fer à repasser (exposé en 2001 au dépôt/vente Emmaüs de Nice) sur lequel il fait graver cette phrase de la bible aux accents ésotériques : Et facit omne nigrum album, soit
Et il fait tout ce qui est noir en blanc. Au-delà du contenu même la phrase qui résume à elle seule tout l’esprit de contradiction de l’artiste, ce qui est caractéristique dans cette pièce, c’est le renversement de la valeur d’usage de l’objet : la phrase ne pourra apparaître sur le vêtement que si ce dernier est brûlé par le fer à repasser, censé au contraire le rendre plus délicat. Ses photographies de performances ne montrent que des gestes insignifi ants, à l’encontre même de la parabole héroïque de la performance ( Angoisse fi nno-ougrienne, Iisalmi, Finlande que , 2007 ou Dubaï nothing, Dubaï, Emirats Arabes Unis, 2006). Les titres sonnent comme des vrais programmes. Le résultat n’est qu’une absence totale de théâtralité. Quand il expose une pièce sonore, c’est pour mieux la détourner de sa propre vocation, soit en faisant en sorte qu’à son approche, le son cesse de fonctionner (La chose, 1998), soit en dissimulant son brouhaha derrière une porte fermée ( SUPASoup , 2004), soit enfi n en la recouvrant entièrement par un adhésif épais (La chose V2, 2005). Le son devient sourd et maladroit. De même, sa photographie du Journal de 20 heures du 22 février 2004 est réalisée grâce à une ouverture du diaphragme de l’objectif de son appareil durant le même laps de temps que le déroulé dudit journal, soit à peu près 35 minutes. Sauf que ce n’est pas l’image télévisuelle qui est captée, mais son ombre portée sur un pot de fl eurs, rendant de fait le contenu de l’image (qu’il soit politique à travers les informations du journal, ou purement formel à travers l’objet même de la télévision) aussi insignifi ant que possible. Une véritable vanité. Dans le même esprit, quand on lui commande un projet sur le net à partir de la banque d’images Google Earth, sa réponse est de proposer l’installation d’une centrale thermonucléaire en plein cœur de Lille, en lieu et place d’un Fort Vauban. Vu d’avion, le nouveau projet ressemble également à un fort, tandis que l’iconographie idéale de La terre vue du ciel se voit totalement contrariée. Enfin, lorsqu’il se lance dans l’apprentissage de techniques nouvelles comme la céramique, il cherche tout autant à acquérir une nouvelle connaissance qu’à la malmener, comme dans cette pièce Projet/Programme/Protocole (2007), dans laquelle il a réuni toutes les terres de l’atelier céramique de la Villa Arson pour fabriquer non pas une sculpture « maîtrisée », mais une espèce de gâteau brisé et dégoulinant à la fois. Ainsi, et au-delà cet esprit de contradiction qui lui est propre, ce qui intéresse le plus Julien Bouillon c’est d’interroger le statut des objets ou des images, tout autant que leur « destin » dans le champ de la culture (ou tout simplement face à notre regard). C’est pour cette raison que la plupart de ses pièces apparaissent au bout du compte comme les symptômes d’un dysfonctionnement. Leur ambiguïté est leur étrangeté. Et viceversa. Son objectif est de ne pas en épuiser le sens, afi n de proposer des « tableaux à vivre »2, c’est-à-dire des œuvres diffi ciles à circonscrire en un seul coup d’œil, mais dont on se sentirait tout de même proches. Pour cela, les choses oscillent toujours entre leur surface et leur profondeur, entre leur insignifi ance et leur possible intelligence, renvoyant ainsi à la fameuse « inquiétante étrangeté » dont parlait Freud à propos de certains objets familiers et distants à la fois. Ceux de Julien Bouillon ne le sont pas moins.
Éric Mangion
Directeur du Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson
1 Cette phrase est de Maxime Matray, extraite d’un texte écrit sur JB en 2002, Rice Cooker.
2 Selon ses propres mots.
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And he does everything that's black and white !
The paintings made by Julien Bouillon are painted onto sheets of plywood after imagery from the history of painting (from Chagall to Cézanne, via Picasso, Holbein or Rauch), fragments of these are scattered and overlap until they form a new image that reveals significant traces of regret. Their format is identical (33x33cm). While they dry Julien Bouillon sculpts bracelet watches directly into cow bones (tibia and humerus to be precise). The time for each layer to dry varies from 10 mins to several hours. Each painting may have as many as ten layers. The time he needs to finish his paintings and watches is concurrent. The paintings are then photographed and enlarged (70x70cm). These photographs are framed with thick baguettes of wood and protected with glass, thus affirming their status of a perfectly produced piece, a work of savoir-faire. The titles correspond neither to aesthetic nor historic quotations, but to the play of visual and intellectual combinations that are established by the revelation of these images / palimpsests. Thus two figures with lacerated faces may become terrorists, actors or witnesses to a bomb attack (The bomb in Munich), whereas an impressionistic and also hypnotic landscape evokes a representation of the reflect and the Sacré-Coeur which, by analogy, become the ruins of La Commune onto which the famous basilica was built (La Commune). Finally these paintings / photos are exhibited in spaces that are deliberately restricted, the walls are entirely covered with lavender blue paint and the floors with anthracite carpet, reminding us of exhibitions that may have been given at the « Orangerie » or « Quai Branly » for example. The exhibition is entitled Méméplexe, which does not signify the perplexity of our grandmothers but a domain of neuroscience that studies the ways in which gestures or behaviour arise during the process of imitation or, if the field is widened, covers the transmission of culture. The regressive and pleasurable aspect of this work is obvious. Not only does the protocol he has adopted enable Julien Bouillon to return to painting in an almost primitive manner without as so much restricting himself to this, but it also allows him to question the process of the reappearance of images, the manner in which they are constructed and their fate as time passes and subjects them to the sociological evolution of art. It is not for nothing that these pictures are formed by continuously covering over the icons of painting, then finally to become simple photographs showing their formal flatness. Nor is it without reason that the artist includes in his own protocol the fabrication of these watches in bone. It is of course a form of ritual that one can consider as constitutive of art, yet it is also a mark of the passing of time ; « time » as measured by the watch, eternal « time » for that concerning the material of bone. A disturbing strangeness. While a part of the work by Julien Bouillon (particularly in the use of paint and the repetition of the gesture), this series is no less representative of the range of his research. In fact, for almost ten years now, the main principle of his approach is to question artistic work while refusing to be restrained by it. To this purpose he applies Baldassare Castiglione's famous principle, the spezzatura, which consists of dissimulating the efforts of art under an apparently careless appearance. To do this he unceasingly introduced contradictions to the obvious, continuously playing with set ideas, but also with his own propositions, thus enabling him to have one of his observers say « that organizing an exhibition of Julien Bouillon's work inevitably means organizing a group exhibition »1.
The work that is certainly the most emblematic is the iron (exhibited in 2001 at an Emmaus second-hand goods sales point in Nice) on which he had engraved this esoteric-sounding phrase from the Bible : Et facit omne nigrum album, soit
And he does everything which is black and white. Beyond the very content of the phrase which in itself resumes the very contradictory nature of the artist, it is the inversion of the normal usage of the object which is characteristic in this piece : the phrase could only appear on an article of clothing if the latter had been scorched by the iron which should really render it more delicate. The photographs of his performances only reveal insignificant gestures, completely contrary to the heroic parabole of performance (Fino-Ouragien Anguish, Islami, Finland in only 2007 or Dubai nothing, Dubai, Arab Emirates, 2006). The titles ring out like true programmes. The result is just the complete absence of theatrics. When he exhibits a piece using sound, it is to better turn it away from its original purpose, either by ensuring that as one approaches the sound ceases to function (The thing, 1998) or in dissimulating its noise behind a closed door (SUPASoup, 2004) or finally by covering it up completely with thick adhesive tape (The Thing V2, 2005). The sound becomes mumbled and careless. In the same way, his photographs of the Television News at 8pm on 22 February 2004 were made by opening of the shutter of his cameras lens for the same length of time as this very programme, that is for approximately 35 minutes. Except it is not the television image that is captured but the shadow projected by it onto a vase of flowers, thus rendering the content of the image (whether it be political due to the items of news or purely formal when taking into consideration the object of the television itself) as insignificant as possible. A true vanity. With similar intentions, when asked to produce a project on the internet using images from the Google Earth data bank, his response is to suggest installing a thermonuclear station in the very centre of Lille, on the very site but instead of a Vauban fortress. Seen from the air, the new project also resembles a fortress whereas the ideal iconography of The earth as seen from the sky becomes completely contradicted. Then finally when he throws himself into learning new techniques such as ceramics, he seeks just as much how to learn to use a new technique as how to misuse it, as in the work Project/Programme/Protocol (2007), where he brings together all the different clays in the modelling workshop in the Villa Arson not to make a sculpted « masterpiece » but a sort of cake, broken and crumbling at the same time. Thus, and that goes beyond the contradictory nature that is so particular to him, what interests Julien Bouillon the most is to question the status and the images of objects, just as much as their « fate » within the field of culture (or just simply in how we see them). It is for this reason that most of his works eventually appear to be the symptoms of some form of malfunctioning. Their ambiguity is their strangeness. And vice versa. His objective is not to wear out the meaning to offer « works to be experienced »2, that is to say works that are hard to understand at a glance, yet to which we feel close. For this purpose, they always oscillate between their superficial and hidden existences, between their insignificance and their potential intelligence, thus recalling the renowned « disturbing strangeness » which Freud spoke of concerning objects that are both familiar and distant at the same time. Those by Julien Bouillon are no less this.
Éric Mangion
Director of the Centre National d’Art Contemporain at the Villa Arson
1 Phrase by Maxime Matray, quoted from a text written on JB in 2002, Rice Cooker.
2 According to his own words.
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Vues de l'installation Méméplexe, Centre National d'Art Contemporain - Villa Arson, Nice, 2007
12 photographies
Views of the installation Méméplexe, Centre National d'Art Contemporain - Villa Arson, Nice, 2007 12 photographs |
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Vues de l'installation Méméplexe, Centre National d'Art Contemporain - Villa Arson, Nice, 2007
16 sculptures en os
Views of the installation Méméplexe, Centre National d'Art Contemporain - Villa Arson, Nice, 2007
16 sculptures in bone
Photographies Jean Brazille
© Villa Arson |
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