Vincent BONNET 

Cette exposition réunit des objets éditoriaux, des travaux graphiques et une nouvelle série d’images. En enregistrant ce qui ne cesse d’apparaître et de disparaître, cette série de photographies est une recherche inédite sur les visages et les corps publics — médiatisés. Fin avril 2007, alors que la campagne des élections présidentielles se termine, l’artiste tire le portrait des candidats. Ce travail s’est étendu ensuite aux images publiques du monde du show business, de la mode, des médias, du cinéma, du luxe, de la publicité, du spectacle… L’exposition propose, sur le mode de l’altération, une confrontation à un ensemble de cas de figures. Elle est une forme d’exorcisme à partir de ce qu’on nous impose. Elle est conçue comme un nouvel espace public et s’appréhende comme un environnement.

Le projet Hypersujets a bénéficié de l’aide individuelle à la création de la D.R.A.C. PACA, de l’aide à la création photographique documentaire contemporaine du Centre National des Arts Plastiques et de l'aide au projet de la Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques.
Cette exposition s’inscrit dans le cadre de la 26ème édition du FIDMarseille et du Printemps de l'Art Contemporain
Remerciements : groupe JCDecaux

 
Vues de l'exposition Hypersujets, Vidéochroniques, Marseille
Dans le cadre du printemps de l’art contemporain et du FIDMarseille, 2015
Photographies Frédéric Gillet / Vidéochroniques
 
« Il faudra apprendre une bonne fois pour toutes à répondre aux images avec des images. Il faudra des images pour regarder autrement les images de chair et d’os et autres tableaux vivants qui se sont substitués à la vie politique proprement dite et qui résultent de la mise en scène quotidienne de la vie et des gestes du pouvoir comme seul contenu du pouvoir pendant que l’action de ce même pouvoir s’exerce sans merci sur ceux qui en sont dépourvus. Il faudra en fin de compte des images qui donnent à lire le mode de fonctionnement de l’escroquerie et de l’asservissement par l’image, comme il y a des discours qui donnent à comprendre par le langage l’escroquerie du langage. Il faut imaginer, pour cela, quelque chose dans la prise de vue comme une forme d’apathie radicale à l’endroit de ce que montre et de ce en quoi se reconnaît cette société ; à l’endroit aussi de ce qu’elle dit et proclame d’elle-même.»
Jean-Paul Curnier, Montrer l’invisible : Écrits sur l’image , éd. Jacqueline Chambon, janvier 2009

 

Ton travail prend pour point de départ la puissance des images et leur banalisation, leur condition d’apparition et de disparition dans l’espace public et privé. Peux-tu revenir sur le contexte d’origine du fonds d’archive photographique « Hypersujets », dont une partie est présentée dans le cadre de ton exposition à Vidéochroniques ?
C’est d’abord une archive constituée au fil du temps : c’est une recherche en cours. Ici, je montre un aperçu de ce fonds d’archive et les enjeux de son élaboration. Ainsi l’œuvre est ambigüe de par la nature du travail.
D’abord, dans nos vies quotidiennes, nous sommes cernés par les images qu’on le veuille ou non. La valeur d’exposition des images est devenue prépondérante : elles sont présentes partout, tout le temps. Ici et ailleurs est leur condition.Cette prolifération des images pose néanmoins question sur leur rôle d’aliénation et d’émancipation. Cette tension m’intéresse. Le modèle proposé par l’image publique est une promesse de bonheur qui passe par la beauté, l’acte d’adhésion et l’achat. Mais il est socialement très limité.1 C’est surtout un moteur de frustration tant que nous continuerons à voir ces images comme des modèles (ou des contre-modèles) et non à les lire comme des discours de conformité — ou comme une propagande diffuse.
Ensuite ce travail s’est amorcé à travers une impossibilité à photographier la « réalité du monde ». Le monde des images est devenu beaucoup plus prégnant que le monde réel. Il a fallu que je fasse ce constat en acte et en photographie. Quand on s’arrête cinq minutes dans la rue à regarder les passants : leurs habits, accessoires, maquillages, expressions, mouvements, gestes sont des variantes plus ou moins adéquates, maladroites ou calquées de ce que les images publiques nous donnent à voir : quelque chose se boucle, se met en circuit entre la réalité du monde et le monde des images, dont on ne peut plus définir l’origine. L’ensemble du fonds « Hypersujets » fait d’abord état de cette situation.2 L’enjeu était de déjouer la puissance des images publiques en les photographiant telles quelles ! Elles sont presque ready-made, sauf que ces images reproduites, en plan rapproché, sont altérées et agrandies : elles sont donc des transformées.
Enfin, j’ai constaté qu’il était difficile de voir simplement ce qu’on a sous les yeux au quotidien.3 L’exposition propose de montrer l’invisible des images publiques : elles nous regardent plus que nous les voyons. Ces visages et ces corps rejouent le genre du portrait sous un mode idéal : ces photographies représentent une fiction. L’enjeu était de ramener cette fiction dans le champs du réel : la photographie permet cela. Ces images sont d’abord des constats et des documents qui mettentà distance cette fiction généralisée — un spectacle dans lequel nous sommes convoqués malgré nous, pour être au choix : spectateurs, figurants, exclus, martyrs, représentants, ou rien de tout cela — quelle que soit notre place, nous sommes affectés. En tout cas, c’est mon cas.

Tu désignes ces images comme des cas de figures. Même si elles résultent d’une démarche protocolaire, elles mettent effectivement en exergue diverses interactions (parfois même des indistinctions) avec leur environnement d’implantation, développant par là des situations plastiques spécifiques comme l’altération, la mutilation, la réflexion… Il y a un protocole rigoureux et souple. Le point de départ était de produire des images dans le cadre de ma vie quotidienne avec ses contraintes matérielles, temporelles, financières… Il est donc question d’une économie de l’image. Comment faire des images sur le chemin retour de l’école de mon fils, en allant faire ses courses… Inventer donc sous la contrainte, des possibilités de faire.
Au sujet des interactions dont tu parles, elles sont physiquement et matériellement présentes quand on regarde ces images dans leur situation urbaine. Mais dans notre perception normale, nous les évacuons mentalement : nous ne voyons que l’image originale. Ici, la photographie est intraitable d’exactitude : traces, poussières, rayures, postillons, gouttes d’eau… sont reproduits et rendus visibles. Le matériau verre et la réflexion de la lumière sont ici les fondements plastiques des images du fonds « Hypersujets » au même titre que les interventions des habitants. Ils répondent à leur manière à ces images-lumineuses. Là, le travail met en jeu du commun et de l’anonyme : ces actes figuratifs, chacun à leur manière, disent « Non » sur fond de corps et de visages.

Le titre : « Hypersujets » semble ambivalent. Il suppose à la fois l’idée de quelque chose d’amplifié, comme cette masse de coordonnées qu’illustre le carton d’invitation de l’exposition ou le dernier imprimé repiqué sur page d’annuaire à travers cette réitération typographique des noms et prénoms et de leurs coordonnées, tout comme ces visages additionnels, ubiques et invasifs des affiches dans l’espace public. Pourtant ces « visages-images » par leurs présences imposées et objectifs économiques oeuvrent à la dépersonnalisation et de façon connexe à la destitution, disparition de la notion de « sujet ». Cette versatilité du phénomène « sujet » semble également s’inscrire au travers la question de la signature et de l’anonymat . Peux-tu revenir sur ce dernier point ?
Avec l’hypersujet, il est d’abord question de sujet et de sujétion… c’est une dialectique imparable. Le sujet est une distinction, c’est moi, toi, il, elle, nous, vous, ils, elles. Dans l’exposition, on peut facilement passer de l’un à l’autre sur le mode de l’identification, du rejet, de la reconnaissance, de l’indistinction et de l’anonymat. Nous sommes tous convoqués. Le sujet est d’abord le fondement du langage : il détermine la phrase, l’énoncé. Mais il est une pure fiction totalement assumée par les rationalistes. Il y a toujours quelque chose qui nous échappe sauf la sujétion, quoi que ? — le roi n’est pas un sujet, ni Dieu, ni Charlie… Le passage à l’hypersujet est le lot des sociétés « démocratiques » iconophiles. Leur fonctionnement repose sur la simple loi que n’importe qui peut devenir temporairement président de la république ou une célébrité mondialisée5… Le turn-over des représentants ou des icônes est la règle pour que le système ne change pas. Cette ambivalence du titre de l’exposition est pour moi fondamentale. C’est à chacun de tisser des liens entre ce titre et cet environnement d’images — par le déplacement de son propre corps.

Au delà d’un acte de déterritorialisation (l’espace public au-dedans) la présence de la « sucette » JCDecaux , figure totémique du turn-over des images, vient ici paradoxalement éteindre l’incessant déferlement des images qu’elle abrite tout en éclairant ce qui d’ordinaire reste en réserve et inaccessible à l’œil : l’intérieur de sa pure matérialité plastique.
D’abord il faut noter que la sucette n’est qu’un accessoire : elle est une pièce supplémentaire dont la fonction est d’abord pédagogique. Elle donne à voir le lieu d’origine de la plupart des images du fonds photographique : là où j’ai réalisé les prises de vue. Elle détermine le format de toutes les images collées au mur. Et elle rend lisible le processus de travail : d’un côté la lumière et de l’autre l’image. C’est ce passage et ce renversement que chacun des cas de figures vient concrétiser sur un mode photographique. Elle incarne ce point aveugle où l’art6 et la lumière7 coexistent distinctement. Le enversement mis en jeu est le fondement de ce travail. Il produit la projection simultanée de toutes les images publiques possibles8, sur les murs intérieurs de l’espace d’exposition. J’ai toujours considéré Jean-Claude D. comme un des commissaires ’exposition les plus influents, le plus séminal en tout cas. Le turn-over des images marque la très haute valeur économique de ce mode d’exposition et — grandiose — sous caution d’assurer un service public !

Un entretien entre Elsa Roussel et Vincent Bonnet, le 13 mai 2015

 

1 Cet idéal n’est concrétisable que si on en a les moyens.
2 Tout a déjà été photographié et nous sommes tous des photographes.
3 Globalement, la vue baisse et la situation du monde s’obscurcit : l’augmentation exponentielle du nombre de myopes peut être associé à l’explosion des ventes de lunette de soleil.
4 Avec l’hypermarché, le marché est augmenté en quantité et en surface, mais la marche l’est tout autant.
5 Du quart d’heure de célébrité formulé par Andy Warhol aux cinq années du mandat présidentiel.
6 D’un point de vue économique et médiatique, les effets de signature sont prépondérants, que ce soit ceux du commissaire JCDecaux ou de l’artiste Picasso.
7 La lumière est condition de l’image et de la photographie : elle attire inéluctablement notre regard.
8 Toutes les images que la sucette peut potentiellement intégrer.

 
 
Tirage couleur pigmentaire sur papier dos bleu mat, 120 x 160 cm
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