Pierre BELOÜIN 

1 - LINER-NOTES

Les liner notes accompagnant les disques de musique contemporaine constituent parfois des textes dignes des manuels d’histoire. C’est le cas d’enregistrements d’Alfred Schnittke, des premières pièces d’Arvo Pärt et Henryk Górecki, et plus récemment celles de Giya Kancheli ou de Sofia Gubaidulina. Il a fallu théoriser à travers le disque la modernité ambivalente d’une génération pour laquelle, à l’est de l’Europe, la transgression n’a pas eu ni le même objet ni la même finalité. C’est notamment le cas des enregistrements de la Symphony No. 3 de Górecki et du très explicite Tabula Rasa d’Arvo Pärt en 1977. Dans d’autres disques, les textes ouvrent des débats de musicologues : l’influence de Wagner chez Debussy, la modernité d’un Poulenc ou d’un Stravinsky, l’étude des langages particuliers de Bartók ou de Messiaen. Il arrive que des liner notes soient rédigées par des figures mythiques. Ça peut même être le cas dans le rock et le jazz. Ainsi, on trouve les textes d’un auteur tel que David Toop dans les disques de Brian Eno, Sun Ra, Grandmaster Flash et des compilations consacrées aux précurseurs des musiques électroniques. On trouve dans des disques de folk des essais de John Peel datant d’avant ses célèbres « Peel Sessions » pour la BBC. Dans le jazz, des liner notes d’Amiri Baraka et Ornette Coleman constituent de véritables manifestes. Le groupe de rock Sonic Youth a choisi d’accompagner certains albums de textes d’auteurs tels que le bassiste Mike Watt (The Minutemen, The Stooges), l’artiste Jutta Koether ou le critique Greil Marcus. Les auteurs confèrent au groupe un caractère intellectuel au même titre que les artistes ayant réalisé les pochettes.
Autant dire que les liner notes, ce n’est pas vraiment de la rigolade.

Dès lors, quelle peut être la motivation d’un artiste à vouloir accompagner sa publication de textes de cette nature ?
On sait d’abord à quel point la musique est inhérente à la démarche de Pierre Beloüin. C’est toute sa culture. Le format et le ton des liner notes sont donc tout naturels. Ils ont l’avantage de permettre l’analyse d’une œuvre étape par étape, exactement comme pour un disque. Une époque devient plus aisément cernable indépendamment des autres, comme autant d’ouvertures possibles.
Mais aussi, ce type de texte caractéristique permet potentiellement une liberté plus grande que les essais habituels. C’est l’autre facette des liner notes. Tout est permis. On s’efforcera parfois de contourner l’analyse et d’y préférer de délicieuses digressions. C’est le cas de celles de Funkadelic rédigées par l’artiste Pedro Bell sous une ribambelle de pseudonymes parmi lesquels Sir Lleb, Maggot Minister of Funkadelia ou The Fatal and Complete Literary Slushtrasher and Bringer of Bubonic Monster Adjective Composition : rien que ça ! Il en résulte une littérature hallucinée, lubrique et funky aux accents politiques. Sur le même modèle, mais dans un registre plus gore, on trouve les splendides notes de l’artiste Seldon Hunt pour les GrimmRobe Demos de Sunn O))). Ces textes ne sont pas faits pour être compris au sens purement sémantique. La compréhension prend ici un sens plus large. Elle correspond intelligemment à des langages musicaux alors inconnus, respectivement l’afro-futurisme, le P-Funk et le drone metal. Autant dire n’importe quoi…

Les textes courts ont une autre vertu : celle de faire l’économie des élucubrations critiques les plus pompeuses. Saluons donc l’initiative de Pierre Beloüin. Car, comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch dans l’un des plus beaux livres sur la musique, « ce n’est pas en disant tout qu’on s’exprime le mieux ». L’ode au silence rend le but de la critique d’emblée suspect. L’artiste qui crée ne nous dit rien individuellement, son langage est général. L’interprétation est dès lors forcément personnelle et son but commercial : « le héros ne fait pas de conférences sur l’héroïsme ».






2 - PIERRE BELOÜIN

Qui est Pierre Beloüin, l’Homme orchestre, l’auteur du Bas-Relief aux canettes de bière et du Tape Wall, le créateur du bien nommé Dildo Christ (La nonne onaniste), l’instigateur d’Optical Sound, le grand manitou ?

Ce n’est pas un tréma qu’arbore son patronyme, c’est un umlaut, le même que sur Einstürzende Neubauten, Motörhead ou Hüsker Dü. Le umlaut, dans la musique, c’est le truc qui te donne envie de rouler les « r » comme Peter Steele et Rob Halford. Il était, pour ainsi dire, prédestiné. Mais, pour comprendre la carrière de l’artiste, il est nécessaire de revenir sur son parcours.

Pierre Beloüin passe son enfance dans le Var, à Salernes. Son père a été instituteur et directeur d’école ; sa mère infirmière, impliquée dans les mouvements occitans et féministes. Très tôt, il s’imprègne d’une culture musicale singulière qui forgera sa personnalité. Il découvre le heavy metal et ses familles avec Iron Maiden, Motörhead, Venom, puis le punk des Sex Pistols et des Clash, les Cramps, les Stranglers et les Meteors. Il tombe en amour pour P.I.L. C’est aussi à cette période que naît son goût pour la cold wave. Il est notamment captivé par Christian Death, Bauhaus, Virgin Prunes et il est le genre de lycéen qui écoute Dead Can Dance avec sa petite amie dans un cimetière. Dans l’imposante bibliothèque de son père, la culture qu’il est en train de se construire le mène vers des ouvrages d’Artaud et de Lautréamont, des auteurs mentionnés par les groupes qu’il écoute.
Et puis l’art. Ses parents l’emmènent régulièrement à la Fondation Maeght, aux Rencontres de la photographie à Arles. Son intérêt pour l’art est tout aussi précoce. L’art moderne d’abord, puis l’art contemporain ensuite, qu’il découvre au début du lycée, à Toulon. Il y a là un professeur extraordinaire, un passeur comme il y en a parfois. Michel Dornic, sera un an plus tôt le professeur d’Olivier Michelon, d’Olivier Millagou et d’Arnaud Maguet.

Notre homme suivra les cours à Olivier de Serres puis entrera à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. C’est avec quelques collègues de l’ENSBA que germe l’idée de ce qui deviendra Glassbox. Nous sommes en 1996 et le principe de ce nouveau lieu sera cohérent avec leur culture : le volontariat, le DIY hérité des fanzines, une génération d’artistes qui ne partage pas les aspirations de leur aînés. Les meilleurs de la scène française y passent, des groupes comme Panasonic y sont invités.
Il s’installera plus tard à Strasbourg puis redescendra dans le Sud.
Il a désormais trois adresses, pour l’ensemble de ses activités, et déploie une œuvre exigeante, jalonnée par des temps forts.






3 - COMMENCEMENTS

« Seuls les commencements sont beaux » : la phrase de Martin Heidegger ne perdra jamais de force. Assister aux débuts d’un artiste, c’est un peu comme découvrir les démos de son groupe préféré. C’est comme l’amour inconditionnel qu’on porte pour le premier album sans concession d’un groupe malgré le son pourave de l’enregistrement. Pour d’autres, ce sont les bouts de ficelle qui ont permis la réalisation du premier film d’un réalisateur. Outre la curiosité du découvreur, l’intérêt des débuts réside souvent dans la valeur qu’on accorde à l’audace et la volonté d’une voix singulière. Telle pourrait être l’interprétation contemporaine de la « beauté » des commencements selon Heidegger.
En 1997, Pierre Beloüin crée ses premières pièces. Il expose avant son DNSAP, qu’il obtient en 1999 avec les félicitations du jury à l’unanimité. Il entame donc sa carrière dans l’art contemporain de manière précoce, et les pièces réalisées entre 1997 et 2000 sont en quelque sorte ses démos.
La date de ce commencement n’est pas anodine : 40 ans après les ralliements des Beat poets au célèbre hôtel de la rue Gît-le-Cœur ; 20 ans après que Malcolm McLaren se soit emparé du punk. C’est aussi le moment où les musiques électroniques et le post-rock atteignaient leur maturité, juste avant leur déclin. L’exposition Murs du son / Murmurs vient d’avoir lieu à la Villa Arson, et on assiste au début d’une longue série d’expositions consacrées au son. Les fanzines et les mail-orders migrent désormais sur Internet, qui se démocratise aussi dans l’art. Jérôme Joy développera bientôt son Collective Jukebox. C’est le contexte dans lequel Pierre Beloüin prend sa place. Il développe des pièces de web art, des collages typiques de l’ère numérique, comme une manière de s’emparer d’un nouveau territoire. Il en résulte une esthétique particulière, électrique et électronique, qui transparaît même dans ses photographies. Il s’intéresse aussi au disque en tant que support et édite ainsi un enregistrement avec son compère Rainier Lericolais : Courrier Électronique. Il expose régulièrement dans un nouveau lieu, Glassbox, rue Oberkampf, connu pour être le premier artist-run space parisien dont il est l’un des instigateurs. Il gère le lieu avec les autres membres du collectif et s’occupe de la partie web. À Paris, il exposera aussi au Purple Institute qui marquera de la même manière une génération d’artistes.
Cette période à laquelle les artistes explorent de nouveaux canaux de circulation de leurs œuvres correspond fatalement au moment où les figures comme Jeff Koons, Damien Hirst et consorts cessent d’être intéressantes. Pour ne pas devenir assignés au marché, ces derniers tendent à l’incarner pour garder le pouvoir. En vain. Plutôt qu’un défi, cette expérience d’échec de leur aînés représente pour les jeunes artistes une aubaine : on peut désormais choisir une autre manière de pratiquer, une autre façon d’être à l’art. Le nomadisme créatif alors permis par le disque, Internet et l’édition sera leur territoire.






4 - GENERATION

Comment définir aujourd’hui, dans l’art, le principe de génération ?
Comme l’écrivait Henri Maldiney, sans doute le premier philosophe à s’être intéressé à l’art abstrait, « le réel est le couple que nous formons avec le monde ». Nous ne sommes donc jamais seuls. De même qu’il n’y a pas un monde mais une foultitude d’interprétations de celui-ci. Dès lors, on peut supposer que chacun peut créer son propre réel au gré de ses expériences personnelles. L’artiste n’est autre que celui qui fait quelque chose de sa représentation du monde (celui qui fait ce job deviendra soit artiste soit dictateur selon qu’il décide de le restituer dans le champ de l’art ou de la politique). L’artiste crée sa cosmogonie, entendons-le au sens deleuzien, c’est-à-dire sa « manière de faire un monde ».
Comme le veut la formule, « tout vient à point nommé ». L’air du temps est fait de cette matière mouvante et molle évoluant au gré des idées fraîches (ou rafraîchies) et de la mode. La radicalité de l’avant-garde est un corps dur autant que l’air du temps est un corps mou. Le second naît de la dilution du premier. Le « point nommé » réside précisément dans le moment de cette dilution. Contrairement à l’expression selon laquelle l’artiste absorbe le réel pour le restituer, l’artiste est plus volontiers un acteur de ce changement. Il engendre, comme le disait Maldiney, une réalité.

Dès lors, quel réel Pierre Beloüin forme-t-il avec le monde ? Il a 24 ans en 1997. Il a déjà réalisé quelques pièces auparavant. Il appartient à une génération qui travaille en réseau autant par culture que par nécessité. Le label Optical Sound correspond à ce processus. Il le crée au moment où il rencontre l’artiste Rainer Lericolais. Le ciment du label sera principalement les affinités électives. C’est typiquement un projet générationnel, il évolue avec sa génération. Glassbox est un projet collaboratif du même type : un groupe d’artistes qui décide de prendre en main la monstration et la circulation de leurs œuvres. Pierre Beloüin est habité par ce désir. Il créé sa propre cosmogonie.
Un peu à la manière d’un punk de l’âge électronique (ce qu’étaient à la même époque des musiciens de Sheffield, Birmingham et Berlin), cette génération d’artistes entend sortir des espaces dédiés. Éditer ses œuvres, prendre en charge leur circulation, est une manière de résister. L’artiste utilise pour ce faire des médias à sa portée : le disque, l’ordinateur, le scanner, l’imprimante, le web, Internet, la radio. Ces canaux permettent des systèmes de collaboration plus larges que celui qui lie l’artiste à sa galerie et aux institutions via les commissaires. Dans la série des Scans en 1999, le scanner remplace le dispositif de la photographie. Pour Ne me quitte pas, l’exposition inaugurale en octobre 1997, l’artiste crée un simple poster sorti d’une imprimante laser et destiné à l’affichage urbain. Quand il s’agit de passer à l’action, quoi de mieux que la rue et une organisation collective ? Pour Pierre Beloüin, en 1997, le « point nommé » est donc arrivé. Et il compte bien être la matière abrasive qui engendrera la dilution.

Ne faites confiance à personne de plus de 30 ans, à moins qu’il ne soit artiste ou poète.






5 - OPTICAL SOUND

Depuis ses premières provocations, qui correspondent à la commercialisation à grande échelle du disque microsillon, le rock n’a pas cessé de fasciner les artistes. Souvenons-nous de l’expérience d’Andy Warhol qui avait formé en 1963 The Druds, combo rock de courte durée formé de Jasper Johns, Lucas Samaras, Claes Oldenburg et sa femme Patty. Il faut imaginer la surprise qu’a pu être pour les teenagers de l’époque la découverte du duck walk de Chuck Berry, du déhanché d’Elvis, de l’incendiaire Jimi Hendrix, les frasques de Jim Morrison et de voir Iggy Pop marcher sur le public comme le Christ sur la surface de l’eau. Dan Graham en a fait un film documentaire : Rock My Religion. Plusieurs groupes de rock formés par des artistes restent mythiques. C’est le cas de The Red Crayola, fondé par l’artiste Mayo Thompson à l’époque où il est encore l’assistant de Robert Rauschenberg. Dans un registre psychédélique minimaliste et atonal, The Red Crayola devient un support d’expression discographique pour les artistes : Art & Language participe à quatre enregistrements du groupe. Les artistes Stephen Prina, Werner Büttner ainsi que les frères Markus et Albert Oehlen seront des collaborateurs réguliers du groupe. Il y aura aussi le groupe de proto-punk Destroy All Monsters constitué de Mike Kelley, Cary Loren et Jim Shaw. Des artistes apparaissent dont la démarche se caractérise par une double pratique d’artiste visuel et de musicien. Le plus emblématique d’entre eux, Christian Marclay, s’intéresse tout particulièrement au disque comme support, quelques 30 ans après sa démocratisation.
Pierre Beloüin appartient à cette culture. Il a grandi avec le rock et, sans être musicien lui-même, il en connaît néanmoins les rouages. Il crée en 1997 son propre label de disque : Optical Sound. Le nom possède la simplicité typique d’un titre d’un morceau de rock : Optical Sound, les sons optiques, de la musique pour les yeux… C’est parfait. L’artiste devient éditeur de sound art et de musiques d’artistes, avec notamment Rainer Lericolais, Saâdane Afif, Lili Reynaud Dewar, Cocoon, Jérôme Poret ou Jean-Luc Verna. Bientôt, le label deviendra éditeur de multiples (sérigraphies, badges, tee-shirts, etc.) avant de devenir une revue spécialisée dans les liens entre l’art contemporain et le domaine sonore.
Optical Sound deviendra une œuvre à part entière, en 1999. Fruit d’une collaboration, l’installation sonore consiste en sept tourne-disques disposés l’un au-dessus de l’autre à la manière des Stacks de Donald Judd. Pendant que l’un d’eux diffuse en boucle un programme composé avec Rainier Lericolais et Christel Brunet - la référence OS.000 du label -, les six autres laissent entendre des 45 tours de variété rayés.






6 - ÉPINGLÉ

En 1997, Pierre Beloüin réalise pour l’exposition Ne me quitte pas à Glassbox, une série d’affiches produites par simples photocopies couleur. Il s’agit de l’exposition inaugurale du collectif Glassbox, accompagnée d’un manifeste.
Sa contribution consiste en un poster. L’artiste s’y met en scène : l’image révèle un couple, le torse nu, main dans la main, à la fois amoureusement et menotté. Leur regard fixe le regardeur. L’image provient d’un photomaton unique. Les couleurs sont volontairement saturées par la technique de production. Ne me quitte pas trouve sa place dans l’espace public. C’est l’intime exposé dans la rue. L’affiche rappelle les posters des chambres d’adolescents. Les visages eux-mêmes témoignent d’un caractère presque juvénile. Mais ce ne sont pas cette fois des professionnels dans leur rôle (ils s’éloignent de la démarche habituelle des musiciens ou vedettes qui posent lors de séances photo promotionnelles sur les posters destinés à être épinglés) qui entrent dans l’intimité d’une chambre, mais l’inverse. Le couple nu et plein d’affection se trouve dans la rue, affiché, dans les deux sens du terme. Ils sont « épinglés », comme pris sur le fait, volontairement.
« Épinglé au mur », c’est aussi en quelque sorte le titre d’une autre série. C’est en effet comme ça que l’on pourrait traduire la formule anglo-saxonne Pin Up. Dans cette série de neuf tirages photographiques, tout comme dans la série Bath, l’artiste questionne le statut des images intimes. On comprend que la pin-up en question, parfaite dans le style avec son charme rétro, est liée à l’artiste. On devine la petite amie, la dulcinée. Le bain de soleil sur la terrasse, parmi les feuilles de cannabis, ou bien le bain de mousse teinté de lumière artificielle assumée témoignent de moments d’intimité. À travers l’objectif, le modèle se trouve doublement épinglé.

Un autre travail trahit l’obsession de Pierre Beloüin pour l’épingle. En 2003, il initie le projet Pin Up Badges : des badges d’artistes dans la pure tradition du pin. La série commencera avec Olaf Breuning, puis suivront des badges signés par Claude Lévêque, Gianni Motti, Serge Comte, Claude Closky, Jonathan Monk, Erich Weiss ou encore Stéphane Thidet. On connaît le rôle que joue le badge dans les cultures rock. Chacune d’elle fonctionne comme une tribu avec sa musique, son langage, ses codes vestimentaires. Le tee-shirt ou le badge fonctionnent comme des moyens de reconnaissance à l’intérieur de la meute, manière d’afficher ses préférences. Réalisés cette fois par des artistes, les accessoires fonctionnent à l’identique. Seul l’artiste reconnaîtra le badge d’artiste. Est-ce une meute, ou bien est-ce une famille ? Épinglés qu’ils sont, d’autres codes les relient-ils ?
Les Pin Up Badges ont été montrés à plusieurs reprises, notamment dans le cadre de l’exposition The Store à la galerie Tulips and Roses à Vilnius en 2008. Curatée par Adam Carr, l’exposition comptait notamment Saâdane Afif, Olivier Babin, Jason Dodge, Claire Fontaine, Liam Gillick, Jonathan Monk, Paola Pivi ou Superflex. Les badges y étaient présentés avec des projets comme la revue Dot Dot Dot de Dexter Sinister.






7 - ART PARODIQUE

Du temps de l’Académie, on ne devenait artiste qu’après avoir étudié auprès d’un Maître. Les différentes écoles de peinture étaient portées par les Maîtres qui ont façonné la typicité du système de représentation de telle ou telle ville d’Europe. Ces figures hantent les musées et les manuels d’histoire de l’art. On ne s’étonnera donc pas que les artistes modernes, émancipés de l’Académie, aient décidé de moquer leurs pairs et les différents systèmes de représentation : ni Dieu ni Maître. Il y a eu Alphonse Allais et les fumistes en réaction aux théories sérieuses sur l’art de leur temps, il y a eu les déserteurs de Dada, les trublions forcenés de Fluxus, l’art régressif de Paul McCarthy et Mike Kelley, les enfants terribles comme Raymond Pettibon aux États-Unis, comme Martin Kippenberger en Allemagne, ou bien encore l’humour de Jacques Lizène, Olivier Blanckart ou Arnaud Labelle-Rojoux. Le jeu consiste à cultiver l’humour et l’irrévérence plutôt que de se voir servir la soupe tiède du bon goût et des bonnes manières.
L’œuvre de Pierre Beloüin est-elle parodique ? Il maîtrise pour le moins cet art subtil. L’artiste se joue des références sérieuses. La pièce Optical Sound constituée de vieux tourne-disques n’est pas sans rappeler les Stacks de Donald Judd. Mais à ce standard de l’art moderne, il associe des standards de variété. Rien à foutre.
On pourrait voir dans certaines pièces le même double amour que celui de Russ Meyer pour les poitrines opulentes et le minimalisme des déserts. Chez le réalisateur, on trouve les deux dans le même film, les plats horizons contrastant avec les rondes protubérances mammaires. Chez Pierre Beloüin, les deux cohabitent sans juxtaposition. Nous avons d’un côté des installations et des vidéos comme Milky Women ou Back and Forth et de l’autre des pièces presque austères (Like a kind of blue, APO-33). Le graphisme des productions du label Optical Sound sont très marquées par un minimaliste caractéristique de la fin des années 1990. Les collages des carnets de 1997 témoignent de la même ambivalence entre un érotique baroque (Church – Jésus console les filles) et une esthétique punk hardcore (Double skull, Corrosion, Vortex, etc.). L’artiste met en œuvre un humour à peine subtil dans d’autres collages (Klein-klein) ou dans des pièces comme Soft bondage.
On l’aura compris, Pierre Beloüin sévit loin des démarches les plus timorées et pleutres de l’art de son temps. Surtout, il survient là où on ne l’attend pas, ce qui reste une qualité trop rare.






8 - WEB ART

L’œuvre de Pierre Beloüin émerge à l’époque où Internet se démocratise en Europe et au moment où les musiques électroniques ont atteint leur âge de maturité. Il est de ces artistes qui s’emparent sans crainte des moyens d’expression et des canaux mis à leur portée. En des temps anciens, ses prédécesseurs inventèrent la gravure. Au XIXe siècle, les artistes se sont appropriés la photographie. Au siècle suivant, les artistes découvriront tour à tour le son, le cinéma, la vidéo, puis s’empareront successivement de médias tels que la télévision ou la radio. C’est le cas d’Andy Warhol « eating a hamburger », de Chris Burden prenant en otage une présentatrice ou de la Zona Radio de Maurizio Nannucci. La critique Lucy Lippard théorisera cette dématérialisation de l’art dans l’essai Six Years : The dematerialization of the art object from 1966 to 1972. Il y aura aussi une exposition mythique, Art by telephone, en 1969 au Museum of Contemporary Art de Chicago.
La génération suivante se nourrira des lectures comme celles de Marshall McLuhan ou d’Hakim Bey, s’emparant à son tour d’Internet. Pierre Beloüin a conscience que ce nouveau média est justement le mieux approprié à sa volonté de travailler en collaboration. C’est un outil militaire détourné par des étudiants contestataires. Que peut-on rêver de mieux ? Il a donc été l’un des instigateurs en France du web art.
En 1997, il crée par exemple le site Apo 33, un programme lié à la Beat Generation sur le modèle du cut-up : Like a kind of blue. C’est l’année de la disparition de William S. Burroughs, et le site est pour l’artiste l’opportunité de s’exprimer dans le sillage d’auteurs qui ont inspiré sa pensée. Internet est le média idéal pour un art nomade.
En 1998, Pierre Beloüin crée le site Desktop Project dans lequel il partage, collectionne et classe des bureaux d’ordinateurs, partageant ainsi une intimité contrôlée à travers le spectre d’un outil. Il est inauguré au Web Bar dans le Marais à Paris.
L’année suivante, il participe à la création d’Art & Glory pensé comme le théâtre d’une sitcom artistique en ligne. L’expérience trouvera un écho logique dans les reportages vidéo que l’artiste réalise pour le journal télévisé Micro News initié par le galeriste Emmanuel Perrotin et l’artiste Jean-Luc Vilmouth.
C’est à une nouvelle histoire que Pierre Beloüin prend part active : celle de l’art de l’ère numérique. Ces tendances feront l’objet de l’édition Connivence de la Biennale de Lyon en 2001.






9 - ÉROTISME 1 (L’INTIME)

L’histoire de l’art a connu mille érotismes. Les odalisques de Boucher, les satins froissés d’un Fragonard, les geishas d’Utamaro, les onanismes de Klimt, les filles en sieste d’Alma-Tadema, de même qu’un déjeuner sur l’herbe entre amis en témoignent. À quoi s’ajoutent les innombrables baigneuses des tableaux et les milliers de hanches de marbre. Les images licencieuses ont révélé des sexualités moins conventionnelles, exprimées plus près de nous par des artistes comme Hans Bellmer, Pierre Molinier ou Elmer Batters.
Mais la photographie est probablement à l’origine d’un basculement : elle est le medium choisi par la majorité des artistes ayant fait de l’érotisme leur langage. Pourtant, elle témoigne souvent d’un érotisme mis en scène davantage qu’elle ne partage de moments intimes. L’intime, le vrai, est réservé à l’usage domestique. Peu d’artistes d’aujourd’hui font œuvre de l’intimité réelle de leur sexualité. Cela tient à ce que l’on définit comme œuvre, c’est-à-dire d’une manière ou d’une autre un travail.
L’écrivain ne connaît pas ces réticences. Chez lui, l’intime et le travail se confondent et il en témoigne aussi bien de manière crue que subtile. Il y a en réalité autant d’érotismes que d’hommes et de femmes, pour peu que l’on sache « inventer » sa vie sexuelle. Car l’érotisme est justement la part créative de la sexualité.

Qu’est-ce au fond qu’un partage d’intimité ? Si une image – fut-elle une représentation mentale suscitée par quelques lignes – suffit à activer le désir, elle ne reste qu’image tant que l’intimité réelle - celle de l’expérience - n’est pas activée. Comme l’écrit très justement Jean-Luc Nancy dans son essai Sexistance, « la nudité est un leurre et une vérité outrancière ». Elle est un leurre dans le sens où elle n’est qu’un appât pour capturer le désir. Car en somme, elle n’offre rien d’autre, tel un mirage. Mais elle est une vérité outrancière en tant qu’elle montre tout, de surcroît ce que l’on ne devrait pas voir. Elle constitue un outrage pour qui s’en offusque. C’est tout le pouvoir de la nudité et du sexe : ce n’est jamais neutre. Une photographie de famille pourra toujours montrer des moments d’une intimité sincère et forte. Elle n’aura de sens que pour les membres de la famille, car aux étrangers elle ne dit rien, elle n’est même pas anecdotique. Si vous photographiez en revanche votre petite amie, l’enjeu est tout autre. Cachez bien ces images car cette intimité-là parle à tout le monde !
Or, qui n’a jamais immortalisé ses ébats intimes ? Et parmi ceux qui n’ont pas eu la chance de goûter ce plaisir, combien ont caressé le désir de le faire ? Le sexe et l’amour ont leur aspect rétinien : les désirs et les souvenirs s’ancrent d’autant mieux en nous lorsqu’ils s’accompagnent d’images. Celles-ci leur confèrent le pouvoir de s’activer et se réactiver à l’envie.
Les photographies érotiques de Pierre Beloüin témoignent de moments intimes. L’artiste se révèle ici sans trop de pudeur ni de mise en scène. Ces images s’intègrent dans son œuvre, bien que quelque peu en marge de sa production, mais constituent un travail d’écriture. Elles s’apparentent à un exercice par l’image comparable à celui de l’auteur décrivant en quatre lignes l’érotisme de sa soirée de la veille.

De manière très exceptionnelle, des reliques peuvent agrémenter des témoignages. L’artiste a ainsi exposé à Forde à Genève et à la Vegas Gallery en 2009 la pièce Stormy Summer, tirage noir et blanc dévoilant une silhouette aux mains liées, agrémenté de la paire de menottes en question.






10 - ÉROTISME 2 (SÉRIE ROUGE)

Un dicton voudrait que, littéralement, « on ne discute pas les goûts et les couleurs ». Ce qui sonne comme une vérité se trouve contredit presque à chaque exposition, à chaque bouteille dégustée ou chaque menu composé sur la carte d’un restaurant. Un peintre, ça parle couleur. Un chef, ça parle saveur. Le propre du critique est sans doute même d’élaborer des théories sur ces questions.
Dans un registre de jeux érotiques explorant les relations de domination, en partie l’objet de la série rouge Eros, ce sont les coups et les douleurs qu’on ne discute pas. Assurément, ils ont été moins discutés que les goûts et les couleurs. L’artiste n’en a choisi qu’une seule : le rouge. L’ensemble de la série est baigné et saturé d’un rouge électrique. Ce n’est pas un rouge sang mais une couleur plus douce, à dessein. La série rouge témoigne de moments qui ne sont pas tout à fait de l’ordre du stupre. C’est un jeu érotique, certes, mais l’érotisme de la situation tient surtout à la teneur intime du moment. On y voit des évidences, telles la froideur du latex et de la résille pour mieux contraster avec la sensualité de la peau et des capillarités. Une épaule, un cou, des plis intelligents et des courbes savantes expertes du désir, des mains gracieuses comme celles des statues, des seins lourds comme des fruits mûrs, ici l’érection d’un téton, là celle d’un chibre. Des poignets sont liés, une main ferme force une cambrure trop timide. Ce qui restait encore chaste vacille au moment où, par langoureuse aspiration, la sécrétion de l’homme ait été éjaculée sur des lèvres chaudes.
Le regardeur comprendra qu’il s’agit là pour l’artiste d’un rapport intime, un rapport même amoureux. Cette intimité réelle rend d’autant plus belles ces images.
« Qui aime bien châtie bien » dit un autre proverbe. Croyez-moi, le cœur a joué son rôle. Seulement voilà, le sang a afflué ailleurs…






11 - L’HOMME ORCHESTRE

L’Homme orchestre est l’une des installations centrales de l’œuvre de Pierre Beloüin.
Comme dans nombre des pièces qu’il réalise, la référence à la musique est explicite. C’est d’ailleurs une installation sonore.
Seulement, elle évoque un registre populaire inédit : les codes auxquels elle renvoie et le principe même de l’homme orchestre. La figure de l’homme orchestre est celle du type qui se produit dans la rue et les parcs d’attraction. C’est le fantasme du musicien unique, un peu amuseur, dont le DJ de nightclub est la version contemporaine et prolétarisée, la tâche simplifiée par la machine. L’artiste échappe à ces codes au biais d’un look exotica anachronique assumé.

L’installation se décline en deux versions : un duo dans la version initiale et un groupe de six dans la seconde. Pierre Beloüin se met en scène au contrôle d’un instrument. Il porte d’abord une chemisette bleu marine dans une mise en scène kitsch augmentée par les plantes de plastique. Dans la version ultérieure, il porte une chemise rouge et une cravate blanche très fine caractéristique des années 1960. Plutôt que de contrôler une batterie d’instruments, il s’est dédoublé dans la version initiale, puis s’est multiplié.
Chacune des figures, reproduites à l’échelle 1:1, est contrecollée sur forex. Le dispositif renforce le sentiment de présence de la figure de l’artiste. Mais une figure figée qui suit le regard des visiteurs de l’exposition. Et la musique rend l’ensemble d’autant plus vivant. De fait, et dans les deux cas, l’œuvre produit un certain effet, son impact est saisissant. Car contrecarrant l’aspect désuet assumé à travers la figure de l’homme orchestre, le clonage de l’artiste embarrasse le regardeur.

Mais au-delà du dispositif, si l’installation est devenue aussi centrale dans l’œuvre de Pierre Beloüin, c’est qu’elle est à son image. C’est lui l’homme orchestre : à la fois artiste, producteur et éditeur.






12 - ON STAGE / BACKSTAGE

Pierre Beloüin s’est mis en scène à plusieurs reprises dans l’œuvre qu’il construit depuis 1997. On voit régulièrement sa figure (Ne me quitte pas, The Hanging Project, autoportraits, etc.), comme s’il incarnait des rôles. C’est d’ailleurs exactement ce qu’il fait avec L’Homme orchestre. L’action se situe justement sur une scène.
Mais après l’expérience vécue et la pièce analysée, une question subsiste : pourquoi montre-t-il sa figure dans ses installations alors qu’il est tout le contraire d’un artiste égotique ?

Imaginez une exposition de peinture dans laquelle les tableaux seraient exposés face au mur. Rien de ce que l’artiste a voulu montrer n’est visible : aucune de ces satanées compositions rétiniennes qui saturent les espaces des galeries et les salles des musées. Imaginez des tableaux de maîtres anciens comme des œuvres contemporaines. On peut supposer que l’arrière des tableaux témoigneraient d’un monde de l’art sans fards, laissant apparaître davantage les repentirs de l’artiste, la vie du tableau au gré de sa circulation, les numéros d’inventaire, parfois la signature de l’artiste, peut-être des résidus du travail de l’artiste à l’atelier. La vie de l’art se résume à des expériences toutes personnelles. La genèse de nombre d’œuvres est personnelle à l’artiste, l’expérience du regardeur est tout aussi personnelle. Les expositions sont souvent le fruit de discussions en terrasse d’un café ou d’une soirée arrosée. Finalement, les petites histoires du monde de l’art sont parfois plus distrayantes que ne le sont les œuvres elles-mêmes.

C’est un peu ce qui justifie les apparitions de la figure de l’artiste dans son œuvre. Celle-ci procède de rencontres et d’affinités électives, elle est faite d’histoires que Pierre Beloüin a soigneusement documenté. À la manière de la phrase de Filliou « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », l’œuvre se mêle ici à la vie on stage et backstage.






13 - PROVOCATION / BOLD

Il n’a peur de rien, Pierre Beloüin.
Il est le genre d’artiste à faire des couronnes mortuaires à son nom. Ou bien d’imaginer un bloc de papier « pense-bête » affublé d’un cercueil. Il ne craint pas non plus de créer un Dildo Christ (La Nonne Onaniste) digne d’offenser le cul-bénit comme le partouzeur. Sa Milky Women, exposée dans l’atelier de Jean-Luc Vilmouth à l’ENSBA en 1998, est digne d’un Russ Meyer davantage que d’un Rodin.
Il semble, en réalité, peu disposé à la sagesse. Un sens de la provocation semble parcourir toute son œuvre, souvent subtile et parfois hardcore comme la mitraille. L’installation L’Homme Orchestre est elle aussi une provocation à sa manière, dans le sens de l’irrévérence. Il est un enfant terrible, inclassable parmi ses pairs. Il témoigne d’une génération de la désillusion mais s’est forgé son caractère et son indépendance, à l’égard des modes comme à l’égard du marché.
« Artists are cowards » (traduisez : « les artistes sont des lâches »), concept post-situationniste lancé par le groupe A Silver Mt. Zion, a été repris en 2002 par l’artiste Mark Titchner. Pierre Beloüin, justement, n’est pas un couard.






14 - TAPE WALL

L’influence des domaines sonores sur l’œuvre d’un artiste peut revêtir de multiples formes. On sait à quel point le fait d’être impliqué dans des cultures musicales comme le jazz, le punk, la no wave ou le metal a pu façonner l’œuvre de plusieurs générations d’artistes, de surcroît dans les pays anglo-saxons. La peinture américaine en témoigne. Pourtant, ce type d’intérêts pour la musique et pour le son n’engendre pas forcément des œuvres sonores. C’est même rarement la solution la plus pertinente.

C’est le parti qu’a choisi Pierre Beloüin avec l’installation Tape Wall en 2003.
Elle consiste en 23 cassettes collées au mur et la bande débobinée jusqu’à former un nœud après le 23e centimètre. Le chiffre 23 tient pour référence à Brion Gysin et William Seward Burroughs qui lui donnaient un sens particulier du fait notamment des 23 chromosomes. C’est aussi une référence au cut-up et à leur utilisation des magnétos à bande. L’artiste a fait plusieurs références à la Beat Generation, à commencer par Like a kind of blue l’année de la disparition de Burroughs.
Sur le plan formel, la pièce est comme une vague brune, ou comme une devilock à-la-Misfits. Le Tape Wall est comparable à la série de sculptures de Christian Marclay réalisées à partir de bandes magnétiques telles que la Cascade ou la Tape Fall pour laquelle une partie des bandes avait été mises en bouteille. Pierre Beloüin a conçu plusieurs pièces pour lesquelles la traditionnelle cassette est la composante principale. C’est le cas de The Lost Tape ou encore de K7 Wave mais la Tape Wall reste la plus singulière et la plus impressionnante. Peut-être peut-on voir dans ces pièces un attachement à cet objet si particulier qui a marqué plusieurs générations. Jusque la démocratisation des supports numériques, nous avons tous remonté ce type de cassettes et manipulé les bandes, usées et abusées.
L’installation est d’ailleurs chaque fois réalisée in situ avec de nouvelles cassettes, puis détruite comme ce fut le cas au City Sonics de Mons en 2006, au FRAC Paca en 2008, pour Prerecorded Universe en 2013 à YGREC, ou lors de l’exposition Les Pôles Magnétiques à Plateforme à Paris, en 2014. Outre la référence à Gysin, le titre de la pièce tient en réalité au fait qu’elle était montrée pour la première fois avec Le Pavillon des enfants de Jeff Wall dans l’exposition Friends, les amis de mes amis… au CRAC Alsace.

On peut voir Tape Wall comme une pièce maîtresse dans l’œuvre de Pierre Beloüin. Tout comme les autres travaux incluant les cassettes, elle fait à la fois référence à la mémoire et à l’usage domestique de la musique. Le disque vinyle (utilisé initialement dans Optical Sound et trouvant son prolongement dans le label éponyme), la cassette, le CD, les supports numériques et le casque audio sont des dispositifs d’écoute pensés pour l’usage domestique. Ils permettent un lien constant à la musique, un lien intime différent de celui du concert ou de la pratique du musicien. Peut-être pour cette raison, les enregistrements fonctionnent comme autant de capsules temporelles. Tous les disques témoignent de leur époque, même techniquement (langage, instruments, enregistrement, graphisme de l’objet). De la même manière, la musique possède le pouvoir d’imprimer des souvenirs. Nous avons tous des moments rattachés à tel ou tel disque, à tel morceau ou à tel autre. L’industrie du disque a eu ce bénéfice.
Bien que les bandes soient muettes, le Tape Wall fonctionne d’emblée comme une capsule temporelle, par la simple allusion aux jeux secrets de Gysin et Burroughs et par l’ère à laquelle la cassette fait référence.






15 - RE-CONSTRUCTIONS - COLLAGES

Les collages c’est vraiment un truc hérité des avant-gardes. C’est aussi la raison pour laquelle les punks se le sont réapproprié, dans une volonté DIY comme celles de Jamie Reid (Sex Pistols) ou de Gee Vaucher (Crass).
Ce sont des esthétiques que Pierre Beloüin connaît très bien, il en maîtrise les codes. Néanmoins, son intérêt pour le collage est ailleurs. Il explore d’autres perspectives.
J’en veux pour preuve les dix collages de la série Pano en 2007. Ici, les sources proviennent essentiellement d’images assez construites et cultivées. On devine les photos extraites de magazines de mode, dans des éditos fashion ou des séries beauté. La série se distingue par une sensualité franche. Des détails de corps, d’organes et de capillarités sont associés, et des symétries sont créées, de sorte que l’on parlerait davantage de compositions que de collages. Le technique photographique ou l’outil numérique auraient pu lever toute ambigüité, mais le cut and paste a bel et bien été réalisé « à l’ancienne ».
Pour comprendre l’esthétique singulière qui caractérise les collages de Pierre Beloüin, il faut revenir à ses expériences antérieures en la matière. Il concevait déjà le même type de composition dans les années 1990, dans des carnets, associant le même type d’images. C’est notamment le cas du carnet Chimères de 1998. L’artiste y fait preuve du même sens de la composition, de la même sensualité, et du même respect des sources. Elles ont l’effet d’images idéales, d’images corrigées, comme si le rêve avait embelli des images déjà construites. Ce sont des re-constructions.






16 - DREAMACHINE ROOM

À l’aube des années 1960, Brion Gysin met au point un objet tout particulier : la Dreamachine, une « machine à rêver » inspirée par les images suscitées par les mouvements de lumière lorsque nos yeux sont clos.

C’est sur une route près de Marseille que l’idée est apparue à Brion Gysin. L’histoire n’a pas manqué d’attirer l’attention de Pierre Beloüin, installé à Ollioules. Le principe de la machine à rêver lui a inspiré la Dreamachine Room, installation permanente dans la chambre 320 du Château Hôtel de Montvillargenne à Chantilly.

La pièce n’est pas seulement une sculpture qui se regarde les yeux fermés, c’est un environnement enveloppant. Le mobilier et la décoration de la chambre ont été réalisés sur mesure pour renforcer l’effet du dispositif : rideaux, voilages, couvre-lit et taies d’oreiller. Pour ce faire, et comme dans la version initiale de Gysin, Pierre Beloüin s’est entouré de compétences particulières pour la réalisation, notamment Vincent Nicolas pour la conception mécanique et Olivier Huz, co-auteur et responsable de la partie design graphique.
Le dispositif est permanent et permet de faire une expérience esthétique de longue durée, à la manière des Dream Houses de La Monte Young et Marianne Zazeela. Mais ici, l’effet stroboscopique de la Dreamachine remplace la lumière monochrome. La musique est également importante dans la Dreamachine Room. Elle s’accompagne d’une musique d’ameublement infinie générée de manière informatique par Servovalve à travers le logiciel Semuta et de nombreux extraits de la bien nommée édition Music For Dreamachine éditée en 2000.

L’installation offre une expérience de contemplation unique, car l’aventure commence quand les yeux se ferment et prend fin dès que le visiteur les rouvre. Il n’est plus un regardeur. Si le regardeur fait l’œuvre, il rêve dorénavant dès qu’il cesse de regarder.
Il n’est pas non plus d’endroit plus adapté que l’hôtel pour cette expérience. On peut y passer quelques minutes, comme une heure ou une nuit entière, ce que très peu d’œuvres ont pu permettre jusqu’ici.
Elle exauce aussi le souhait initial de Gysin qui était de remplacer les téléviseurs par des Dreamachines.






17 - EXPOSER LA MUSIQUE

En 2007, Pierre Beloüin est invité par Hilde Teerlinck à participer à une exposition du FRAC Nord-Pas-de-Calais sur les rapports entre art et musique. Une sélection d’œuvres issues de la collection du FRAC sera exposée : Art&Language, Angela Bullock, John Cage, Jeremy Deller, Pierre Huygue, Scott King, Marl Leakey, Christian Marclay, Allen Ruppersberg ou La Monte Young. La contribution de Pierre Beloüin sera de présenter les disques édités par le label Optical Sound. Il collabore cette fois avec Cocktail Designers (initié par Olivier Vadrot) pour concevoir un dispositif intelligent destiné à diffuser simultanément les différentes réalisations d’Optical Sound produites jusqu’alors. C’est ainsi qu’est née l’installation Icosajack V/a (OS.024). Elle consiste en trois structures tubulaires disposées en étoile dont les terminaisons sont agrémentées de casques audio. Les visiteurs peuvent alors écouter successivement plusieurs disques sans les choisir. Le dispositif rappelle la série de structures que l’américain Charles Long avait réalisé en collaboration avec le groupe Stereolab à la fin des années 1990. On pouvait se prélasser dans des formes molles pour écouter la pop bubblegum du combo. De la même manière, mais le caractère minimal remplaçant l’aspect lounge, l’Icosajack de Pierre Beloüin est un parfait exemple d’esthétique relationnelle appliquée. Elle est activée par le visiteur.
Contrairement à l’installation permanente Dreamachine Room, cette nouvelle installation n’est jamais identique. Elle évolue au gré des sorties du label, chaque fois dans une version augmentée. On la redécouvre à chaque exposition.
En 2009, Pierre Beloüin participe aussi à l’exposition NO(t) MUSIC au Fort du Bruissin, conjointement à la 10ème édition de la Biennale de Lyon. Il y expose des pièces sonores dans un programme mêlant cette fois des artistes comme Davide Bertocchi, Dominique Blais, Pascal Broccolichi, Arnaud Maguet ou Jérôme Poret. Une version augmentée d’Icosajack V/a est montrée avec trois autres pièces maîtresses de l’artiste : Optical Sound, la seconde version de L’Homme orchestre, ainsi qu’Awan~ Siguawini~Spemki~~~.
Malgré la participation à ce type d’exposition, l’artiste ne pratique pas le sound-art à proprement parler. Il se détache des questions relatives aux propriétés physiques du son (tout comme la couleur et la perspective sont des questions de peintre). Il est en dehors de ces classifications. Son territoire, c’est plutôt la musique et les cultures musicales. La différence entre sound art et musique est de taille : exposer le son et exposer la musique n’ont ni le même sens ni la même finalité. Dans le cas de Pierre Beloüin, l’œuvre entière traduit son amour pour la musique. C’est sa culture dont témoignent ses installations. Il n’est d’ailleurs pas musicien.

Ce domaine précis qu’il occupe, il s’en est même fait le spécialiste à travers Optical Sound. En cela justement, l’Icosajack était indispensable au label. Il est à la fois une œuvre et un dispositif d’écoute, tout comme le Collective Jukebox de Jérôme Joy, lui-même inspiré des programmes Zona Radio de l’artiste Maurizio Nannucci, davantage connu aujourd’hui pour ses images-textes réalisées en néons colorés.
La musique a nourri son art, il conçoit et édite désormais de la musique faite par des artistes.






18 - EXPERIENCES WARHOLIENNES À STRASBOURG

I’ll Be Your Mirror, le Velvet Underground, Andy Warhol, les murs de la Factory : la référence est explicite. En 2005, Pierre Beloüin réalise une œuvre in situ pensée comme un hommage multiple dans le cadre du festival des arts électroniques Ososphère à Strasbourg dont il est régulièrement le commissaire pour la partie arts plastiques et musique hors les murs. Sa contribution consiste en une intervention sur un bâtiment mis à disposition par les organisateurs. Il recouvre l’édifice de feuilles d’aluminium argenté à la manière des murs de la Factory. Il réhausse l’installation par le biais d’éclairages destinés à rendre l’ensemble plus électrique.
Il participe au même festival Ososphère en 2007 avec la performance Str Crsh. Les car crashes, la « star de l’art » : on pourrait à nouveau croire à une référence à Warhol. Avec le Bas-Relief, cette pièce est probablement celle qui a le plus d’envergure parmi les installations créées par l’artiste. Réalisée au MAMCS de Strasbourg, elle est à la fois une installation et une performance de 45 minutes. Cinq Austin Healey arrivent en faisant couiner leurs pneus et se disposent en étoile. Une fois la figure formée, tous les conducteurs ouvrent les portes et mettent en marche l’autoradio de leur élégant bolide. La station de radio diffuse des pièces spécifiquement conçues pour l’occasion par Cocoon, Black Sifichi et Norscq.






19 - PERSISTENCE IS ALL

Persistence is all- est le titre choisi par Pierre Beloüin pour son solo show au FRAC Paca en 2008 sur un commissariat de Pascal Neveux.
L’exposition réunit plusieurs pièces : les photomatons de Previously on Optical Sound, The Circulating Library, Icosajack : V/a (OS.024), Tape Wall, Awan~Siguawini~~Spemki~~~ et la seconde version, Exotica 60’s, de L’Homme orchestre. Pour l’occasion, elle s’accompagne d’un catalogue conçu par Olivier Huz dans lequel sont documentées des pièces plus anciennes : la première version de L’Homme Orchestre, l’installation Optical Sound, les monumentales Str Crsh et I’ll be your mirror montrées à Strasbourg, de même que les parties photographiques de Milky Women et celles de Pin Up. C’est en quelque sorte la première publication rétrospective de l’artiste.

I’ll be your mirror était une référence au Velvet Underground ; Persistence is all- un titre emprunté à Coil, un groupe que l’artiste cite régulièrement. Coil émane de Throbbing Gristle, de la musique industrielle, froide et sensuelle en même temps, autant dire que ça parle à l’artiste. Il a grandi avec. Mais l’inspiration est multiple. Comme l’écrit Jill Gasparina dans le catalogue, l’allusion au groupe tient au fait que ce dernier fasse figure d’exemple en terme d’exigence et d’indépendance. C’est d’éthique dont il est question et l’exposition se plaçait sous le signe de ce type de persistances.
Un autre aspect caractérise l’exposition, sans doute en rapport avec la notion d’exigence. Dans l’espace d’exposition du FRAC, le commissaire et l’artiste avaient choisi de jouer la sobriété extrême. Dans un white cube parfait, un décalage très franc s’instaure ici entre la teneur rock’n’roll du travail de Pierre Beloüin et la scénographie froide déployée. Tape Wall est accroché dans la largeur d’une porte séparant les deux salles principales. Même L’Homme orchestre se trouve figé, suscitant presque le malaise.






20 - MUSIC FOR FILMS YOU SHOULD HAVE SEEN

Ne vous est-il jamais arrivé de pester sur la musique d’un film ? Plus précisément, n’avez-vous jamais imaginé autre chose sur cette scène, ou sur celle-là ? La musique de film, pour un compositeur, c’est soit l’enfer soit le graal. On peut le voir comme un fantasme, peut-être parce que, la musique étant si puissamment visuelle, elle prend une dimension toute différence à l’épreuve du film. Elle habite le film comme une structure, en même temps qu’elle lui insuffle un peu de vie, comme un soupir.
C’est sans doute ce qui a donné à Simon Fisher Turner l’envie de composer pour des films. C’est ce qu’il fera au début des années 2000 avec deux films, et pas des moindres. Il enregistre ainsi en 2003 une musique pour Un chant d’amour de Jean Genet, puis l’année suivante celle pour It Happened by chance, le journal Super 8 de Derek Jarman sur la période 1970-1982.
La bande son que Simon Fisher Turner compose pour Un chant d’amour est une pure réussite, délectable dans sa simplicité et sa justesse (pour le travail de percussion notamment). Pourtant, l’entreprise relevait de la gageure. On connaît en effet l’aura dont jouit le film : ce que Genet considérait humblement comme une esquisse est devenu un mythe. Il suit le compositeur d’envergure Gavin Bryars, anglais lui aussi et marié à une réalisatrice, qui avait précédemment écrit une musique pour le film. Turner relève un très beau défit et poursuit avec autant de talent avec le journal filmé de Jarman. On peut par contre considérer une certaine intimité entre les univers de Jarman et de Turner, il a composé les musiques de plusieurs films parmi lesquels Caravaggio, The Garden et Blue.

Optical Sound, créé et dirigé par un artiste, montre qu’il est bien davantage qu’un label de musique d’artistes. Avec ce disque, on pourrait le considérer non plus comme un éditeur de musiques visuelles, mais comme une entreprise qui dépasse les clivages.






21 - BAS-RELIEF

Qu’est-ce qu’un bas-relief en fin de compte ? L’histoire des arts est pleine de ces sculptures réalisées sur les frontons et les murs des édifices depuis l’Antiquité. Les façades des cathédrales comme les bâtiments des institutions en sont couverts. C’est la forme d’art la plus répandue dans l’espace public.

C’est en voyant dans la rue quelques canettes coincées derrière un grillage de soutènement que Pierre Beloüin a l’idée d’un ornement contemporain. Il créé alors un Bas-Relief avec la canette verte comme motif, derrière le même grillage de galva. L’artiste précisera que la pièce est une référence à son ami Claude Lévêque.
Plusieurs artistes ont utilisé des canettes de bière : Cady Noland (le Crate of beer, le This piece has no title yet, la Trashed mailbox), Martin Kippenberger (Alcohol torture), Claude Lévêque justement (avec l’installation monochrome Mon combat), etc. Quelques « enfants terribles » en somme. D’autres comme Superflex ont même commercialisé leur propre bière. On peut désormais compter un bas-relief haut en couleur et monumental.
L’idée ici est de créer un rythme naturel avec les bouteilles de verre, comme des vagues ou ondes sonores qui parcourent les quatre murs de la salle d’exposition. C’est un bas-relief des plus urbains, retrouvant l’usage qui lui était initialement destiné.
La pièce devient désormais centrale dans l’œuvre de l’artiste. Pour son intelligence et sa simplicité, malgré l’ampleur et l’effort déployé, elle est à mon sens l’une des installations les plus intéressantes de l’art de ces dernières années.

Avec cette pièce, Pierre Beloüin a été lauréat du Forde Prize sur le salon Art Genève en 2013. Cette année-là, les commissaires étaient Elena Montesinos et Nicolas Wagnières. L’honorable trophée consiste en un double des clés de l’espace d’exposition Forde en or réalisé par un joailler suisse. Plus suisse, tu meurs.






22 - VAGUE FROIDE 1 – DEPASSEMENT DE L’ART

Depuis 2004, Pierre Beloüin collabore régulièrement avec l’artiste P. Nicolas Ledoux, connu pour son approche conceptuelle notamment à travers la peinture. Leur rencontre remonte à l’époque du studio Labomatic, pour le graphisme de la compilation Echo Location (OS.010) du label Optical Sound. Il y aura depuis lors de nombreuses coopérations de diverses natures.
C’est le cas pour l’exposition Vague Froide, conçue en binôme, au Wharf – Centre d’art contemporain de de Basse-Normandie à Hérouville-Saint-Clair. C’est en 2010. La Vague Froide, traduction littérale de cold wave, évoque déjà les riffs de Joy Divison. Elle est pensée comme l’exposition d’une génération, explorant avec une certaine ironie l’impossibilité d’échapper à son époque.
L’exposition est conceptuelle, à la manière de nombreuses pièces de P. Nicolas Ledoux. Comme l’écrivent les deux artistes : « Ils privilégient les questions plutôt que les réponses, malmènent les objets d’art et interrogent le statut de l’œuvre ».
Ainsi, les pièces sont conçues à deux ou à quatre mains, laissant le trouble sur la question de l’auteur. On y voit d’anciennes pièces réactivées et remixées. Le show reprend la photographie Bears & Bears réalisée en collaboration avec Jérôme Poret et montrant le Skinny bear de McCarthy. On y voit une double version de la couronne mortuaire de Pierre, pour la première fois son fantastique Bas-Relief en linéaire sur 21 mètres. On voit une vague figée d’après La vague de Gustave Courbet part P. Nicolas Ledoux, pointillisme abstrait versus ère numérique. Ensuite, une salle baignée de bleu, comme une chambre d’ado vivant son trip industriel. Puis encore les œuvres à quatre mains. Deux cerveaux et quatre mains. Citons par exemple la pièce Last night Ian Curtis saved my life. C’est à la fois chaotique et minimal, glaçant et généreux.

Vague Froide révèle des principes collaboratifs, une manière de mettre en lumière des affinités personnelles. Sur une base générationnelle, celle qui a été exposée à la cold wave et aux musiques industrielles, à des formes dures et froides du rock’n’roll, elle laisse deviner les relations qui se tissent à l’intérieur d’une communauté d’artistes. C’est comme l’histoire orale qui caractérise le rock. L’histoire du rock échappe par exemple à l’histoire du disque. Il faudrait prendre en compte l’échange de cassettes, les beuveries et les concerts. Rien sans les souvenirs de chambres d’adolescents, sans les flyers a priori sans intérêt, rien sans les démos, les disques ne viennent qu’ensuite, raison pour laquelle tant de groupes de rock sont devenus importants et ont créé des genres avant même d’avoir sorti le moindre disque. Ce type de tradition orale existe également dans l’art. Ce qui explique que des figures de l’ombre ou des « artistes pour artistes » apparaissent encore. D’une manière similaire, l’exposition Vague Froide explore des relations intimes.
C’est peut-être là précisément que réside le dépassement de l’art cher à Guy Debord, dans les expressions qui échappent au monde de l’art, quand l’artiste cesse d’être un professionnel, quand plus personne n’est à la place qu’il convoite, quand il ne convoite plus rien. La musique, encore une fois, mais aussi la littérature peuvent être citées en exemples. Et mille gestes anodins entremêlés, loin des institutions dédiées, des commandes et même des publics dédiés. Le dépassement de l’art, c’est Melville sur un bateau, c’est Luigi Russolo abandonnant l’art pour le yoga, c’est John Cage cuisinant ses champignons dans sa communauté de Stony Point, c’est Robert Johnson vendant son âme au diable, c’est Don Cherry improvisant pour des gosses, Alice Coltrane et Pharoah Sanders définissant un jazz transculturel faisant fi de la tradition, c’est les drones du Deam Syndicate dans le secret d’un loft à New York quand la « new thing » était devenu la « going thing », c’est cette tête brulée de Robert Williams devant son premier Hotrod, c’est Raymond Ginn dessinant le logo de Black Flag, c’est Steven Parrino dans la fosse d’un concert de Poison Idea, c’est le poèmes de Juan Pablo Macias gravés sur des cactus, c’est le potager de Rancière.






23 - VAGUE FROIDE 2 (NOUS ÉTIONS DÉJÀ MORTS DANS LES ANNÉES 80)

Pourquoi tant d’œuvres « relationnelles », cool et fraîches, produites ces dernières années, sont-elles désespérantes et qu’à l’inverse, tant d’œuvres conceptuelles restent si légères et passionnantes ? I will not make any more boring art, I will not make any more boring art, I will not make any more boring art, I will not make any more boring art, I will not make any more boring art, I will not make any more boring art, never again ! Le secret réside peut-être dans le refus de se laisser prendre au jeu. C’est le refus d’adhérer. C’est comme l’explication que donne Thomas Bernhard dans Mes Prix littéraires pour justifier son refus d’accepter les prix et les honneurs : « Je méprisais ceux qui décernaient les prix, mais je ne refusais pas catégoriquement ces prix (…). Je détestais les cérémonies mais j’y participais, je détestais ceux qui octroyaient les prix, mais j’acceptais leur argent. Aujourd’hui, cela ne m’est plus possible. Jusqu’à quarante ans, passe encore, mais après ? Le fait que je n’ai pas accepté la somme de dix-huit mille schillings dont s’accompagnait le Prix Franz-Theodor-Csokor, et que je les ai fait reverser à une association d’aide aux détenus de la prison de Stein, ne représentait pas non plus la solution. Même de tels actes, relevant d’un engagement social, comme on dit, ne sont en fin de compte pas exempts de vanité, d’afféterie et d’hypocrisie. Pour moi, la question ne se pose tout simplement plus. La seule réponse consiste à ne plus accepter de distinctions ». Pour la même raison, Bernhard a refusé d’adhérer à tout parti politique. Comme l’a théorisé Herbert Marcuse dans son Esthétique, l’art politique le plus courageux est celui qui refuse l’engagement. Courage, fuyons !

Dépassement de l’art, disions-nous.
En 1963, Guy Debord rédige et encadre une série de directives. Dépassement de l’art est la première d’entre elles. Depuis les années 1960, nombre d’artistes ont créé des textes-images : Marcel Broodthaers, Art & Language, John Baldessari, Lawrence Weiner, de même qu’un Mark Titchner aujourd’hui.
Pierre Beloüin est l’auteur de plusieurs textes destinés à être exposés témoignant du malaise de sa génération avec une ironie grinçante. Avec P. Nicolas Ledoux, il réalise par exemple Nous étions déjà morts dans les années 80 montré dans l’exposition Vague Froide. La phrase, regard rétrospectif morbide sur leur adolescence dans les années 1980 était en quelque sorte le clou de l’exposition. Nous étions déjà mort dans les années 80, et la musique adoucit les meurtres. La formule recentre le sens du propos, accentuant le caractère cold wave de la collaboration. Elle procède comme les Poems apocalyptiques de Steven Shearer, dans le pur style de la littérature death metal. C’est qu’un texte, surtout quand le propos est précis et concis, possède parfois une immédiate impression que ne possèdent pas les images. C’est ce qu’a compris Debord avec ses directives, en s’adressant à l’art par le biais de tableaux sans images.

Depuis lors, Pierre Beloüin a conçu plusieurs autres textes du même type, à l’instar de Suicide en satellite. La pièce a été montrée dans l’exposition Lignes de force à l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux en 2013. Elle reprend un texte d’Henri Michaux : Suicide en satellite. « Celui qui repassera sur cette orbite entendra d’étranges sons : sur des millions de kilomètres d’espace sans personne, un cosmonaute fantôme, sa préoccupation inapaisée, frappe perpétuellement un dernier message qu’on ne s’explique pas ». Ses wall paintings sont immanquablement réalisés en noir et blanc dans une typo Stencil, raides et secs. Mais celui-ci s’accompagne d’une bande son. Comme pour la Dreamachine Room de la chambre d’hôtel, la conception sonore aléatoire et infinie est signée par Servovalve à travers le logiciel Semuta.
En 2017, il a créé sur le même mode la peinture murale Le Micro séisme dans le cadre de l’exposition Ce matin le soleil ne s’est pas levé au Granit de Belfort. Le texte intégral – à nouveau d’Henri Michaux – dit « Le Micro séisme d’une demi-seconde ratée dans un après-midi difficile », déployé en blanc sur noir sur un mur de 7,30 mètres sur 3 mètres. Un micro séisme d’une demi-seconde ratée dans un après-midi difficile, un soleil qui ne se lève pas, un suicide en satellite, un regard rétrospectif sur sa propre mort 35 ans plus tôt, en plein âge tendre… c’est un peu l’énergie du désespoir.
Au petit malheur la poisse…

Et puis, quand on veut bien y regarder de plus près, tout ça n’est-il pas gaiement ironique ? Tout cela n’est-il pas drôle ? Le mot « désespoir » lui-même n’est-il pas un mot délectable ? Gaston Bachelard ne se trompait pas : « Comme les mots sont riches quand on les lit passionnément ! ».

L’artiste va très bien. En ce moment-même, il se prélasse sur une terrasse de la Côte d’Azur avec son amie, possiblement en train de siroter un cocktail bio, et il vous emmerde.






24 - TIKI BAR – EXOTICA

Pierre Beloüin s’intéresse à l’Exotica et à la culture Tiki. Il fétichise les Tiki bars. Nous avons pu partager quelques breuvages dans un bar à cocktails parisien où l’artiste a désormais ses habitudes. Lorsqu’au cours de la rédaction des présents liner notes je l’ai questionné sur l’origine de son intérêt pour cette culture, il m’a envoyé une simple image : les membres de Throbbing Gristle en chemises hawaïennes devant une cloison de bambou. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre.

Il a réalisé plusieurs installations empruntes de cette culture. La plus importante est probablement The Ultimate Black Tiki Bar au Confort Moderne à Poitiers en 2015, sur un commissariat de Jill Gasparina. Il réalise pour l’occasion un portfolio de six sérigraphies monochromes sur bristol. La seconde version de L’Homme orchestre est également inspirée par l’Exotica, la pop polynésienne popularisée par Martin Denny à la fin des années 1950 et qui nourrira de manière surprenante des formes de jazz et de rock assez extrêmes.

Pierre Beloüin ne se satisfait pas d’un intérêt superficiel. Lui et P. Nicolas Ledoux sont là au naturel comme un Hemingway ou un Fitzgerald à la terrasse de La Closerie. Nous y partageons quelques causeries et plaisirs comme ceux du feu liquide qu’est l’alcool.






25 - UNDERGROUND

À l’époque de Persistance is all – le solo show de Pierre Beloüin en 2008 – un texte de Jill Gasparina avait été commenté sur le blog d’une visiteuse, laquelle dissertait sur un ton accusateur les références à l’underground mentionnées.
Mais qu’est-ce que l’undergound ?

Comme quelques artistes ont en effet connu l’immersion dans des cultures – musicales pour la plupart – qu’on pourrait qualifier d’underground : les musiques industrielles, le punk des squats, les premières raves parties -, comment ces réseaux constituent-ils des cultures underground plutôt que de simples alternatives (ce que seront le post-punk, les formes de pop émergentes, le hip-hop en France, etc.) ? Je comprends d’autant mieux la subtilité que j’ai baigné prématurément dans ce type de culture à travers le metal extrême. L’underground c’est par exemple d’acheter des copies d’albums sur cassette à 12 ans, c’est échanger des copies par voie postale parce que c’est la solution, parce que vous ne trouverez pas ce que vous cherchez même chez un disquaire indépendant. C’est échanger les fanzines quelques fanzines pour recevoir les flyers des démos et des concerts, et les lire avec un dico d’anglais. C’est que ces foutus concerts de grindcore n’étaient pas annoncés autrement et que de la cambrousse où je me trouvais je devais faire a minima 100 bornes pour y assister. Il n’y aura qu’une fois un concert de R.A.P.T., mémorable et dont il me reste un sacro-saint tee-shirt, dans un village voisin. Il n’y avait pas même à Paris de lieux dédiés, pas même de presse spécialisée en dehors des publications faites par les musiciens et les fans.
C’est aussi la raison pour laquelle les réseaux de l’art ne constituent pas d’underground, aussi confidentiels soient-ils. Des institutions leurs sont dédiées, un marché est prêt à les avaler. Ce qui reste aux artistes, c’est d’avoir appartenu à telle ou telle meute durant leur âge d’Adonis. Qu’importe qu’il s’agisse de punk, de squats, de musique industrielle, de skate ou de metal extrême. Ça nourrira leur œuvre, comme un sang neuf.

Quand j’entends le mot underground, une image me vient désormais à l’esprit. Rien à voir avec l’art contemporain ni avec l’underground que j’ai pu connaître. C’est la pochette de l’album éponyme de Thelonious Monk. Le jazzman est représenté en soldat avec sa mitraillette au flanc et son habituel couvre chef. Il apparaît au centre de l’image jouant du piano, la clope au bec et fixant le regardeur avec un mélange d’intensité et d’agacement. Le foin et la vache laissent à penser que la piaule qui est le décor de la scène est une grange, encore qu’il y ait là un téléphone et un télégraphe. Nous avons sur le mur du fond un poster à l’effigie d’une belle combattante brune au foulard rouge, une française. Un allemand en uniforme est sérieusement ligoté à l’arrière plan, entre un pot de chambre en équilibre et son drapeau nazi à la con. C’est un otage. Pour achever de l’agacer, le pianiste a gravé un « Vive la France » sur les planches, au-dessus d’un portrait du Général exilé à Londres. Sont disposées là des cartes, ne laissant nul doute sur les activités de résistance qui se jouent là. Quelques canons de pif sont disposés sur le piano, et un verre entamé au premier plan, avec les grenades. Un détonateur est placé aux pieds de Monk, la manette prête à être actionnée pour tout faire péter.
L’image prête à sourire. Je l’aime pour ça autant que pour la qualité du disque en question, ou peut-être encore parce que ma fille improvise au piano comme Thelonious, mais c’est aussi ça l’underground : un peu seul dans son réseau, passionné et convaincu, mais surtout prêt à tout faire péter !






26 - CASINO 23

Pierre Beloüin semble habité par un certain fétichisme pour le chiffre 23. Souvenons-nous des 23 cassettes du Tape Wall. Cette obsession, l’artiste la tient de la valeur un peu morbide qu’accordait William S. Burroughs au même chiffre.

C’est sous les auspices de l’auteur controversé que l’artiste a transformé un centre d’art en Casino. Le crime a eu lieu entre le 17 octobre 2008 et le 10 janvier 2009. D’aucun disent que ça s’est produit chaque jour durant ces trois longs mois. C’est le DOJO à Nice, sous couvert de la Villa Arson, qui a été le théâtre de cette mise en scène.

Les faits qui sont reprochés à l’artiste sont clairs : Il est en premier lieu accusé d’avoir détourné un lieu d’art de son usage initial. Le dessein diabolique porte un nom, Casino’23, comme un outrage revendiqué.
Pierre Beloüin a savamment conçu une série d’objets destinés à leurrer les visiteurs. Les sculptures faisaient office de mobilier, comme si le Casino avait été abandonné quelque temps avant. Le public s’est ainsi trouvé confronté à des Red tables et des Green tables. Un Straight Stranglers bar a été dressé pour l’occasion, diffusant une musique telle que l’écoutent les malfrats. L’illusion était absolument parfaite. En témoignent la qualité des réalisations et les efforts déployés pour recréer l’ambiance de ces lieux de vice.
Comme si ce petit Vegas ne suffisait pas, l’artiste a réalisé une série de portraits de professionnels de l’art transformés en parrains de mafia. Ces malandrins d’un jour y apparaissent grimaçant. La série est titrée Sepia circle.
Sur le même principe, plusieurs des amies de l’accusé se sont trouvées pastichées en gourgandines. Ces dernières auraient été forcées à choisir un pseudonyme parmi les danseuses historiques du Crazy Horse. Il en résulte une série de seize photographies encadrées titrée Les Entraîneuses. Une serviette brodée au nom de chacune de demoiselles était disposée sous chaque cadre. Nous ignorons l’identité réelle des filles.
Toutes les œuvres de Casino’23 ont été réalisées spécialement pour l’occasion.
De même, un commerce a été fait de ce fantastique méfait puisque des kits - sous pli et contenant chacun une publication, un DVD, un jeton et une photographie signée par l’artiste – ont été mis en vente.
L’ensemble des chefs d’inculpation énumérés lui sont reprochés.

L’acte avait été précisément prémédité. Notre artiste a envoyé un carton d’invitation, si bien qu’il ne puisse y avoir de doute sur sa culpabilité.
Pierre Beloüin a également eu un complice majeur en la personne d’Oliver Huz, graphic designer de son état, lequel a avoué avoir pris part à la sombre entreprise. Sa contribution a consisté en l’élaboration du mobilier dans ses moindres détails, jusqu’aux jetons et la passementerie.
Il y aurait ainsi eu, autour du cerveau du crime, plusieurs complices parmi lesquels les tenants du centre d’art, deux musiciens sous les pseudonymes norscq et cocoon, un certain P.N.L. Un éditeur aussi, Monografik, a joint ses forces à l’artiste.

Le crime était parfaitement orchestré, convenons-en. Son auteur se fait d’ailleurs volontiers surnommer « l’homme orchestre », autant pour ses plans rondement menés que pour son aptitude à officier sous plusieurs qualités. Plusieurs des pièces à conviction sus nommées ont fait l’objet d’acquisition pendant la période des faits et l’année suivante.

Pour sa défense, l’accusé s’est dit sous l’emprise du chiffre 23. Il a mentionné Burroughs. Il en appelle à des crimes précédents, sur le même sol. En effet, les Stranglers, groupe britannique de musique punk, aurait appelé leur auditoire à
à la mutinerie à Nice. Les fauteurs de trouble furent alors écroués un court moment aussi pour détention de drogues.
L’affaire qui a fait grand bruit en son temps a fait l’objet d’un disque. Comme pour fétichiser le micmac. Plusieurs objets de Casino’23 rappelaient directement l’épisode.

L’énigme à présent résolue sur la triste affaire, l’artiste court encore.
Lui qui vénère le chaos aurait échappé à la vigilance des forces de l’ordre.

Fin du rapport.






27 - LES MUST-HAVE DE L’ART CONTEMPORAIN

Optical Sound est un label indispensable pour les musiques d’artistes. Il l’est devenu au fil du temps. Il est au centre d’un petit nombre de références, parmi lesquelles Les Disques en Rotin Réunis d’Arnaud Maguet ou Villa Magica records de John M. Armleder. C’est que les sorties d’Optical Sound depuis 1997 constituent une somme assez inédite. C’est ce qui justifie par disques au gré des sorties du label. C’est aussi ce qui justifie The Circulating Library, imaginée en collaboration avec Olivier Huz, dispositif permettant d’exposer la musique autrement que par le sound art.
Olivier Huz est par ailleurs un collaborateur régulier, non seulement de l’artiste mais aussi du label. Il réalise notamment le graphisme de la plupart des sorties du label jusqu’en 2004.

Depuis 2013, l’initiative de Pierre Beloüin a donné lieu à une revue : OpticalSound. Elle est développée conjointement avec son acolyte l’artiste P. Nicolas Ledoux - avec qui il avait précédemment collaboré pour l’exposition Vague Froide – et sur une charte graphique conçue par Pascal Béjean pour ABM Studio. La publication est naturellement dédiée aux liens entre art et musique, mais avec un parti pris graphique radical et un horizon culturel qui dépasse les clivages. Elle témoigne encore de l’implication de l’artiste dans les cultures musicales qui ont façonné sa personnalité. Cette expertise permet un propos juste. Elle évite aussi de ne pas tomber dans l’écueil trop habituel en France des approximations dès lors qu’on évoque la musique (confondre le punk et la new wave, confondre le funk et la disco, confondre le hip-hop et la variété, etc.).
Mais la revue est aussi conçue sur un mode participatif : ce sont les artistes invités qui témoignent de leur implication dans l’art, et les musiciens interviennent sur leur rapport à l’image ou les scènes dans lesquelles ils étaient impliqués. Au sommaire du premier numéro figuraient Robert Hampson de Loop, Gerome Nox, Claude Lévêque, Gérard Malanga et Société Réaliste. Le second affichait par exemple Michel Chion, Nicolas Moulin, Jim Thirlwell et Laurent Tixador, puis dans les numéros suivants Lee Ranaldo, John Giorno, Chris Marker, Justin Lieberman, Économie solidaire de l’art, Olivier Mosset, Jérôme Poret ou Arnaud Labelle-Rojoux. J’ai moi-même contribué à trois numéros avec des entretiens de Tony Conrad, Gee Vaucher, Christian Marclay, Robert Longo et Richard Kern.

En parallèle à la publication et aux disques, Optical Sound édite également de nombreux objets. Ils se situent entre les multiples habituels et l’art et les objets spécifiques du type de ceux qu’éditaient les artistes conceptuels ou le groupe Coil.
Parmi les « concept goodies » du label compte par exemple un mug « Prêt à crever ?» par Claude Lévêque édités à 200 exemplaires. Pour ceux qui ne connaissent pas, le mug reprend la phrase d’une édition historique de Lévêque, en 1994, qui montrait un sordide pavillon neuf entouré de grillage.
Il y a aussi des tee-shirts, comme le premier réalisé, en quelque sorte l’officiel du label, avec la tête de Lemmy Kilmister de Motörhead, puis d’autres sérigraphiés à l’effigie de Jean-Luc Verna et son Paramour ou de Marcel Broodthaers. Et puis, contre toute attente, a été imprimé l’unique Ultimate darkdronemetalhardcore t-shirt. Cet accessoire de mode permet à qui le porte d’arborer un fétichisme sans faille pour ses groupes préférés : Iggy Pop & The Stooges, Black Flag, Crass, Sonic Youth, Slint, Swans, Einstürzende Neubauten, Nox, Spacemen 3, Sunn O))), Slayer, Napalm Death, Godflesh ou Metallica. Les logos des groupes en question sont disposés en signe de croix, comme pour amplifier le caractère fétiche de l’objet. Au-delà de la culture crossover dont témoigne la rencontre improbable des groupes en question, il révèle l’inventivité graphique déployée par les musiciens. En effet, depuis la fin des années 1960, chacun de ces groupes a inventé son propre logo, créant parfois de nouveaux caractères typographiques. C’était pour la plupart des adolescents à la culture visuelle accrue malgré le jeune âge, parfois des agences spécialisées dans le rock dont certaines restent aussi inconnues du grand public que mythiques pour les initiés. Il y aurait bien des livres à écrire sur le sujet ! Je pourrais ici m’accorder le loisir de jouer un gimmick de vendeuse en prêt-à-porter en me targuant d’avoir l’Ultimate darkdronemetalhardcore t-shirt à la maison et qu’il me va à ravir !

Certains des disques du label, tout comme les objets spécifiques édités, sont devenus les must-have de l’art contemporain.






28 - GREAT MUSIC TO DIE TO

La musique possède une faculté singulière. Celles qu’on écoute dans telle circonstance ou telle autre nous rappelleront toujours les moments auxquels on les associe. Il est aussi des musiques plus ou moins adaptées à divers usages. Il y a même les équivalents en musique non seulement de l’art décoratif (la musique d’ameublement) mais aussi de la déco tout court (la variété, adaptable au besoin).

En 2013, au moment où était publié le premier numéro de la revue, le label Optical Sound sortait la compilation Music For Death (from circles to squares). Conçu sur la thématique de la mort, l’opus réunissait des inédits de Black Sifichi, Simon Fisher Turner, Scanner, Norscq, Robert Hampson, Coil, Rainer Lericolais et Gerome Nox. Quelques très beaux drones et de brillants bidouillages électroniques.

Music For Death répond en quelque sorte au premier numéro de la revue. Pour ce numéro inaugural, Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux avaient demandé aux différents contributeurs, de même qu’à certains proches, quelle serait la bande son de leur mort, ou bien de leurs funérailles. Les réponses révèlent un spectre de références extrêmement large, témoin de la qualité de leur réseau.

Il existe bien des musiques pour diverses circonstances, alors pourquoi pas des musiques pour crever ? On dit parfois que des œuvres peuvent être belles à pleurer, l’émotion ne pouvant être contenue. Alors pourquoi pas des musiques belles à en crever ? Préférons le trépas minimal, empreint d’humour subtil et débarrassé de tout pathos.  






29 - PAINT IT BLACK

Peints-le en noir. En 2011, Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux participent ensemble à l’exposition Musique plastique à la galerie du jour, agnès b. Des sommités comme – dans un ordre tout à fait arbitraire – Destroy All Monsters, Alan Vega, Jonas Mekas, Thurston Moore, Jean-Luc Verna, Daniel Johnston, Pillars of Fire (Jason Glasser & Julien Langendorff) ou Philippe Katerine. Rien que ça.
L’installation du duo, réalisée à quatre mains, est titrée Paint It Black. La Project Room de la galerie leur est intégralement réservée.
C’est une œuvre monochrome, encore qu’il ne s’agisse justement pas de couleur. Sur une maigre table noire sont disposés tout un tas d’objets noir mat : des enveloppes, des disques, du papier, un portefeuille, des cassettes, des badges, etc. Divers autres trucs - un sac de papier, une poubelle – ont été jonchés sous la table. Au mur, sont accrochés des disques de vinyle, des posters et des tee-shirts, à première vue du M et du XXL. Et puis des canettes de bière sortant de la cloison murale. Pas de fausse note, tout est strictement du même noir, d’un mat aussi intense que le bois calciné des limbes.
Ils produisent pour l’occasion une sérigraphie reprenant le titre de l’installation, une composition monochrome, noir sur noir et brillant soyeux sur un aplat rugueux, avec les lettres
PAIN
T
I
T BLA
CK

C’est une affaire d’absence. Les lieux semblent avoir été quittés peu de temps avant que l’on y pénètre. Les objets attendent le retour de leur propriétaire, absenté pour un instant. Je vais en enfer et je reviens. C’est aussi l’absence de couleur, le noir, l’anti-spectre.

L’installation fera l’objet d’une pièce d’Élodie Lesourd, Peste noire, en 2012.
Élodie Lesourd pratique ce qu’elle a nommé l’hyperrockalisme, une peinture hyperréaliste à la manière de ce que pratiquaient les américains, mais qui reproduit cette fois des installations d’art contemporain traitant directement de cultures rock. Comme pour l’hyperréalisme historique, Élodie Lesourd travaille d’après photo, mais c’est cette fois cet exercice particulier qu’est la photographie d’exposition qui est son outil. Elle ne reproduit pas seulement les œuvres de ses pairs mais des photographies de celles-ci, c’est un dire à travers le regard d’un intermédiaire dont l’image est également connue, si bien qu’on puisse comparer la peinture et la reproduction de l’œuvre originale telle que reproduite dans les catalogue d’expo et dans la presse. Ce sont des canettes de Kro noires sortant du mur qu’elle choisit de peindre, le genre de détail qu’on n’oublie pas. La pièce d’Élodie Lesourd est une référence multiple : à l’installation Paint It Black d’une part, mais aussi au groupe de black metal français, originaire d’Avignon. L’évocation à l’épidémie moyenâgeuse n’est que fortuite, contenue dans le nom du groupe.

Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux se réuniront encore à la galerie du jour en 2013 pour une autre affaire, encore question de noir. C’est ici que sera lancé le premier numéro de la revue OpticalSound, à la couverture noire. Le numéro est intégralement en noir et blanc. Pour l’occasion, les deux compères occupent à nouveau la Project Room de la galerie. Ils ont réuni là plusieurs pièces parmi lesquelles un hommage à Marcel Broodthaers et le wall painting Nous étions déjà morts dans les années 80. Ils conçoivent pour l’occasion une installation qui synthétise en quelques signes les intentions de la revue. Composée d’un grand cercle noir imparfait – celui-là même qui ponctue la création graphique de la revue – collé sur la vitrine, d’une paire de tongs de plage ornée du célèbre graphisme de Peter Saville pour Joy Division, d’une copie grand public du balloon dog de Koons et d’une reproduction du célèbre baril de savon Brillo réalisé pour une marque de Jeans, la pièce est intitulée Pendule. Les tongs y font office d’aiguilles au centre du cadran noir en adhésif sur la vitrine. Mais, comme accroché à ce regard désinvolte sur le temps qui passe, le baril de lessive fait office de poids. L’installation semble figurer une position d’équilibre, le marché contraignant l’oscillation bohème d’artistes affranchis.
Pour l’occasion encore, ils ont invité BlackNox – Gerome Nox au son et Black Sifichi pour la partie littéraire - pour une performance dans l’espace de la galerie.  






30 - DO YOU REALLY WANT TO HURT ME ? – LA PÈGRE

Les murs n’ont pas d’oreilles, ça se saurait. En revanche, les murs ont des fonctions. Se succèdent ainsi des histoires au gré des activités qui se jouent là. Ces enceintes et ces façades rappelleront telle ou telle chose à qui les a pratiqué. Les murs n’ont pas d’âme, ou alors c’est le lot de quelques-uns seulement. En revanche, les lieux vivent selon les souvenirs qu’on leur associe.

À l’automne 2017, l’œuvre de Pierre Beloüin fera l’objet d’une nouvelle exposition personnelle. Elle aura lieu au Metaxu à Toulon, la ville dans laquelle il a découvert l’art contemporain lorsqu’il était lycéen.
Le lieu n’est pas anodin. Avant d’être un espace d’art associatif (géré par le collectif éponyme), ce qui est désormais le Metaxu était le centre de gravité du marché noir des environs. C’était le quartier de la pègre, jalonné de bars à entraîneuses. Ces murs étaient fréquentés par le tueur en série Roberto Succo, lequel avait commencé sa carrière en tuant père et mère.

L’artiste s’est livré à un important travail d’investigation pour retrouver des documents qui seraient les points de départ de nouvelles pièces. Ainsi, et outre quelques pièces plus anciennes comme le Bas-Relief, l’exposition réunit un ensemble de nouvelles pièces. Certaines font l’effet de reliques. C’est le cas de la série Submarines, consistant en six posters photographiques montrant la vie de bidasses en mer et au port. Il refait également l’enseigne du bien nommé Bar d’enfer, lequel était assidument fréquenté par le tristement célèbre Roberto Succo.
Pierre Beloüin a refait une Vague froide, plan séquence sur l’eau fendue par un bateau en méditerranée. Il collabore aussi avec Jean-Loup Faurat d’Hifiklub pour l’installation Whimpers, une pièce sonore diffusée par le système de ventilation de la galerie. L’espace devient ainsi habité, comme fantomatique, faisant revivre la mémoire de la pègre qui sévissait là.
Comme c’est régulièrement le cas pour l’artiste, l’exposition Do you really want to hurt me ? témoigne du goût de l’artiste pour la parodie. Le titre lui-même est parodique. Deux sculptures sont notamment marquées par une certaine ironie. Acid Bath est par exemple un aquarium d’acide, avec ses pierres en décomposition et ses éponges décoratives. Il rappelle les bassins dans lesquelles des victimes pouvaient finir, histoire de faire disparaître les corps, mais cette fois à l’échelle domestique.
Une nouvelle pièce, réalisation déjà centrale dans son œuvre, achève le tableau. L’artiste conçoit en effet une Fontaine de vodka. C’est un élément décoratif tels que ceux qui ornent les massifs et les points d’eau des propriétés kitsch, au détail près que le mécanisme pompe de la vodka.






31 – SUICIDAL TENDENCIES / WAKING THE DEAD

Rock’n’roll Suicide ne traite pas strictement des suicides de l’histoire du rock. Il est davantage question des « morts par mésaventure » qui jalonnent cette musique. Des morts prématurées, l’histoire du rock en compte par centaines. Il y a les overdoses, les suicides, les morts accidentelles à bord de véhicules, les conséquences d’excès de drogue et d’alcool. Ce sont en somme des suicides plus ou moins conscients.

Pierre Beloüin a compilé et rédigé une suite de courts textes sur quelques trépassés notoires de la musique, comme une suite de litanies athées.
L’œuvre en elle-même consiste en une sérigraphie sur papier, au format 100 x 70 cm. La pièce tire son origine d’un texte rédigé par l’artiste dans le quatrième numéro de la revue OpticalSound. Comme les précédents textes-images (Nous étions déjà morts dans années 80, Suicide en satellite), Rock’n’roll Suicide est à nouveau blanc sur noir, mais cette fois dans une typo gothique pour les titres et un sans serif pour les pavés de textes.

Y sont relatés des décès célèbres, tels ceux de Brian Jones, Keith Moon, Jimi Hendrix, Bon Scott, John Lennon, Ian Curtis ou Kurt Cobain. Sont évoqués aussi des exemples qui parleront surtout aux passionnés, à l’instar de Paul Raven (Killing Joke, Prong et Ministry) et Rozz Williams (Christian Death). Qui se souvient aussi de Gene Vincent ? Certaines sont amusantes. Je ne savais par exemple pas que Nino Ferrer s’était tiré une balle dans un champ à Montcuq. Si l’on peut rire de tout, avouez que c’est cocasse !

Rock’n’roll Suicide est une édition. Elle n’est pas produite par Optical Sound mais par Tchikebe, sérigraphes et galerie d’éditions à Marseille. Tchikebe et Pierre Beloüin avaient a priori tout pour s’entendre puisqu’ils avaient précédemment travaillé avec des artistes comme Alain Declercq, Feipel & Bechameil, Kolkoz, Claude Lévêque, Olivier Millagou, Mrzyk & Moriceau, Bruno Peinado et Frank Perrin.

 
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