Dernières Cartouches 2013
16 cartouches en pvc teinté, culots en aluminium cuivré hauteur 60 cm, diamètre 13,5 cm / Caisson lumineux 2,50 x 42 cm (graphic design Olivier Huz)
Diagonale 61, dans le cadre du Printemps de Arts, Marseille, 2013
À l'occasion du Printemps de l’art contemporain à Marseille, Pierre Beloüin investit l’espace de Diagonale 61 et présente son installation Dernières Cartouches. A l’instar de ses travaux réalisés précédemment, dans le cadre de ses résidences d’artistes à Nice ou dans la Ville d’Alma au Canada, l’artiste prend comme point de départ l’image d’Épinal et s’empare ici d’un nouveau cliché : les faits d’armes survenus récemment à Marseille faisant écho à l’histoire des gangs Outre-Atlantique. Pour ce faire, l’artiste donne le ton : il rebaptise l’espace d’exposition à l’aide d’une enseigne lumineuse apposée sur la façade du lieu, sur laquelle est inscrit, dans un caractère suranné des années 30, le mot Armurerie. Dans l’officine, Beloüin nous propose non pas ses armes, mais la substance décontextualisée de ces dernières. Ici, point d’odeur de poudre : esthétisées, teintées, policées, ironiques, seize cartouches de chasse sont présentées dans une échelle surdimensionnée. Elles s’offrent en contrepoint et s’inscrivent comme des vestiges, évocation manifeste des hostilités passées, trace des violences de ces faits récemment multipliés, mais aussi une présence qui neutralise cette violence, la suspend. Matérialisant le lieu, telle une zone de non droit, l’artiste opère un décalage : il récapitule et réoriente la problématique du rapport de l'œuvre à son environnement. En se tournant vers cette genèse sociétale et culturelle, Pierre Beloüin trouve un point de vue nouveau sur ce thème crucial. En changeant d'échelle, de contexte, de position par le biais d’un subtil brouillage de piste et jeu de vis à vis, l’œuvre devient objet et lieu mental de l'imaginaire collectif des violences urbaines. Ainsi la réalité des faits et la fiction qui en émanent va investir l’espace d’exposition jusqu'à s'y confondre, déterminer un nouvel espace de l'art et céder la place à un espace paradoxal : l’image d’Epinal s’érige ici comme architecture mentale et collective. A première vue brutal et inhospitalier, l’artiste nous convie au cœur d’un espace recréé artificiellement entre rémanence des faits récents et point d’ancrage d’une trame fictive plus vaste. Une oscillation entre réalité et fiction.
La pratique artistique de Pierre Beloüin étant profondément marquée par la contre-culture, on ne s’étonnera pas alors de penser à certaines réminiscences que sous-tendent les phénomènes de violence urbaine et des gangs ; ces faits qui ont marqué d’un fer de lance la contre-culture, si cher à un Jean-François Bizot et marqué par des figures emblématiques de l’underground tel Hunter S. Thompson et William S. Burroughs. Et l’on ressurgit un temps. Celui où la Free Press et le Journalisme Gonzo étaient de mises et se faisaient le relais des faits d’armes ou autres mouvements d’agitation et de protestation. Celui porté par l'essentiel d'une génération qui exprima la révolution souterraine qui allait changer la société et qui s’est fait l’écho des répressions et des flicages, laissant planer l’ombre des objets fétichisés ou autres blousons noirs.
Bien qu’il résiste vigoureusement à toute tentative de catégorisation de son art, Pierre Beloüin reconnaît sa dette envers diverses sources d’inspirations parmi lesquelles figurent les films noirs, les séries B, la musique expérimentale et industrielle et diverses icônes pop : une fascination réciproque entre le domaine des arts plastiques, de la musique et du cinéma dont l’artiste se nourrit des interrelations et passages. Certains de ces éléments et référents sont reformulés et réinvestis d’un sens nouveau. L’artiste nous plonge dans un insert, cadrage en gros plan significatif et pointe l’élément focus : les cartouches du revolver. Plongés dans leur contemporanéité, ces objets sous-tendent les films noirs du début des années 1960 à l’image des séries Peter Gunn ou Johnny Staccato, dont le titre de quelques épisodes - « Meurtre en do majeur » / « Meurtre en hi-fi » - apparaissent aussi décalés qu’incongrus. Sur ces motifs du passé irradiant le présent, le script de Pierre Beloüin révèle les cartouches comme les instantanés d’un plus vaste récit.
Par la coexistence simultanée de plusieurs champs artistiques, l’artiste jette un pont qui enjambe des temps fracturés émanant de manière quasi simultanée. Les faits d’armes localisés qui rivalisent à quelques décennies d’écart avec le phénomène des gangs se révèlent les parcelles d’une plus large cartographie. Le titre alarmiste de cette exposition prend alors des allures de prédication et d’épilogue : dans ce temps s’écoule une trame qui sera vouée à être rechargée, à se reproduire, à refaire surface et émerger dans un continuum temporel qui sera sans cesse réactivé. Le rappel inéluctable et abrupt que « dans la vie il n’y a pas de rature possible. Tout coule et fuit et meurt et renaît ». Des cartouches et de l’enseigne éclot alors l’enchevêtrement d’un subtil jeu de lignes dont l’instrument principal pourrait être la diagonale. Une ligne aux frontières poreuses, qui sous-tend les déviances, où tout acte réitéré s’inscrit dans une réalité perméable. Au cœur de cet espace commun, de cette interzone, les faits se condensent dans un lieu en-dehors du monde où tout semble permis.
Valérie Caradec
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