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Nous nous retrouverons Pitchipoï
Entretien avec Judith Bartholani
Hélène Kelmachter
Publié dans Judith Bartolani, Nos Funérailles, éditions Analogues, 2005
Nos funérailles est un travail sur le souvenir, la violence de la disparition, le deuil… Quelle en a été la genèse ?
Ce projet est né d’une réflexion sur l’art funéraire. Je voulais, en tant qu’artiste, créer de nouveaux objets funéraires. Réfléchir au deuil, au soulagement, à la souffrance, à la violence que l’on fait à nos disparus. J’ai commencé par écrire une lettre : je savais que ce travail sur l’art funéraire était lié à la Shoah. Je savais pourquoi je voulais le faire. Pourquoi je devais le faire. C’était un travail de deuil. Il fallait que je puisse enterrer « ceux-là ». Parce qu’« ils » n’avaient pas de sépulture. Je suis allée en Pologne au mois d’août 2003. J’ai commencé Nos funérailles en janvier 2004. Entre-temps, j’ai fait un autre voyage au pays des morts : j’ai travaillé avec un opérateur de pompes funèbres à Paris. C’est alors que j’ai su que je n’allais pas poursuivre dans la logique que je m’étais d’abord fixée. Ce n’était pas le moment. Et humainement, je n’étais pas prête. J’ai compris que réaliser ce projet, ce n’était pas fabriquer des objets funéraires. J’ai entendu mes fantômes me crier :« d’abord nous ». Il était impossible de ne pas les écouter. Cela prendrait le temps qu’il faudrait. J’ai travaillé pendant deux années sur Nos funérailles.
Comment l’idée de créer un livre a-t-elle surgi ?
Au départ, je ne pensais pas faire un livre. En janvier 2004, j’ai rencontré Thierry Ollat pour discuter de mon projet d’exposition autour de l’art funéraire aux Ateliers d’artistes à Marseille. Avant de partir, il me demande si j’ai besoin d’un agenda et me tend une chose étrange. C’est un livre de comptes, très haut, tout noir. Je l’ai pris. Dès que je l’ai eu en main, cela a été miraculeux. J’ai commencé à dessiner, sans pouvoir m’arrêter. Ce n’était pas moi qui le faisais. Le livre s’est fait tout seul. Il s’est écrit tout seul. Il ne demandait qu’à exister, il voulait naître. Je ne suis que l’instrument du livre. C’est le livre qui me dit tout ce que je dois faire. Je vis avec le livre. Il est devenu vivant.
Saviez-vous où le livre allait vous mener ou s’écrivait-il page après page ?
Page après page. J’ai ouvert quelque chose en moi. J’ai réalisé cette oeuvre dans un état de rêve éveillé. Je pouvais faire plusieurs pages par jour ou une page en un mois. Parfois, je suis restée des semaines sur une page, pour l’amener où je voulais. J’ai réfléchi avant, après, mais pas pendant. Cette histoire m’a complètement dépassée. J’avais confiance et j’en suis arrivée à me dépasser totalement. C’était l’inspiration à l’état pur. On n’a plus rien à faire. Tout est déjà fait. Cela ne veut pas dire que vous ne travaillez pas comme une folle. Mais tout est en place.
C’est une oeuvre que vous avez réalisée dans votre cuisine. Un lieu lié
au quotidien…
Oui, c’est le contraire de ce que j’ai toujours fait ! J’ai toujours eu de grands ateliers, j’ai toujours eu besoin d’espace. Même pour dessiner. Là, c’était tout à fait autre chose qui se passait. C’est une autre histoire. Je suis venue une fois à l’atelier. Je suis partie. Je n’ai rien fait.
Le livre est-il l’expression de quelque chose qui est présent en vous depuis longtemps ?
Oui. Cette histoire m’a emportée. J’ai un ou deux vagues souvenirs de mon enfance. Je voyais de temps en temps l’oncle de mon père, qui avait un tatouage sur le bras. Je demandais à ma grand-mère ce que c’était. Elle me racontait. Je n’arrivais pas à bien comprendre. Un jour, chez des amis, j’ai trouvé par hasard un numéro de la revue Historia consacré aux camps d’extermination. Je suis tombée en état de choc. J’ai compris. J’étais très jeune. Je voulais en savoir plus. Mais on ne voulait rien me dire. Parce que, chez moi, on ne parlait pas de « cela ». C’est resté enfoui pendant des années. C’était pour moi du domaine de l’imaginaire, un imaginaire terrifiant parce que je n’arrivais pas à savoir ce qui s’était passé. Longtemps, j’ai ressenti une très grande peur de ce qui est arrivé aux Juifs.
Le livre est habité par la présence de Sara. Qui est-elle ? Quelle est son histoire ?
C’est difficile… En fait, c’est le sentiment d’une présence. Une présence qui m’a accompagnée depuis que je suis petite. Cela a duré pendant très longtemps et cette présence s’est exprimée à différents moments de ma vie. Très fortement. J’ai tout fait pour que cela disparaisse. Je ne connaissais pas son nom. C’est un fantôme ! C’était une petite fille. À l’âge de vingt ans, je n’arrivais pas à dormir à cause de cette présence. J’ai dû vivre avec ce poids proche de la folie. Par moments, elle m’a laissée tranquille. À d’autres, sa présence était immense. Tellement forte que j’ai dû l’accepter. À ce moment-là, quelqu’un m’a dit son nom : Sara. J’ai éclaté en sanglots. C’était très dur. Puis tout est devenu facile. Je suis allée la chercher. En Pologne. Je l’ai ramenée. Je l’ai ramenée, mais elle n’a pas voulu revenir seule. Après, je suis tombée malade parce que c’était trop dur, il y avait trop de monde. Et il a fallu que je fasse un travail, le livre.
Votre voyage en Pologne a été l’une des étapes essentielles à la réalisation du livre…
Oui, je savais que c’était important. Je savais qu’Elle avait été jetée comme un objet. C’était elle qui me parlait, elle qui m’appelait. Ce ne sont que des impressions. Je ne dis pas que c’est vrai. J’ai lutté, j’ai refusé, je ne savais pas. Avant et après ce voyage en Pologne, j’ai fait un énorme travail de recherche. Faute de comprendre, je voulais savoir. Avant, j’avais trop peur pour tenter de savoir. Je n’arrivais pas à faire ce que je devais faire. Jusqu’à ce que je ne puisse plus faire autrement. Ce n’était plus possible de ne pas accepter ce destin et ce que j’avais à faire. J’avais peur, j’avais honte, je me sentais coupable. J’avais peur de sombrer dans la folie. Il faut savoir descendre dans l’abîme et remonter pour respirer. Puis replonger. Respirer. C’est pour cela que je n’ai pas pu revenir de Pologne seule. J’ai su comment apaiser les sentiments. Faire taire cette voix. Ce n’est pas la peine de s’accrocher à moi. Cela ne sert à rien maintenant. Le travail, je vais le faire. On n’a pas besoin d’une commémoration. Il y a un travail d’histoire à faire, de mémoire. Alors, elle m’a raconté son histoire qui est en fait une multitude d’histoires. Sara est toutes les filles juives. C’est une réalité historique. Je ne le savais pas. Toutes les Juives devaient recevoir à leur arrivée à Auschwitz le prénom de Sara-1-. C’est une identification. Ce nom est comme un tatouage, un signe.
Comment se sont déroulées les deux années que vous avez consacrées au livre ?
J’ai lu une centaine d’ouvrages, écouté des témoignages. Pas seulement sur la Shoah mais sur le processus qui a amené à la Shoah. J’ai dû revenir sur des choses très anciennes. Opérer des déplacements symboliques. Ma famille est séfarade. La Pologne est peu liée à mon histoire. Il y a un décalage. Cependant mes parents, en Algérie, ont subi de plein fouet le régime de Vichy. Ils ont été rejetés de l’école. Ils ont été déchus de leur nationalité. Après la guerre, mon père n’a plus voulu être une victime. C’est pour cela qu’il est parti en Israël. Je suis née en Israël et, d’une certaine manière, je suis au coeur de la tragédie. J’ai essayé de comprendre tout cela. Toute cette histoire, tous ces déplacements. Personne ne voulait nous dire ce qu’il en était. Mon père ne voulait pas entendre parler de cela. Il y avait une terrible honte.
D’ailleurs, dans le livre, vous écrivez : « Sara est ma honte. » C’est une phrase d’une extrême violence.
Il y a toujours cette honte de faire partie d’un peuple qui a été exterminé. Il n’est pas possible de ne pas ressentir de la honte.
Vous croyez que la honte est plus forte que la douleur ?
Oui, c’est une histoire de dignité. Il est plus dangereux de tuer la dignité que de tuer les êtres. Dès qu’il y a de la souffrance, il y a de la honte. Il ne fallait pas que ça se sache, il ne fallait pas parler. Moi, j’en parle parce que je ne peux pas faire autrement.
On ressent dans le livre à la fois quelque chose de très personnel, d’intime, et également de complètement universel.
L’histoire va au-delà de cette tragédie. Il est question de tous les gens qui ont perdu un enfant, tous ceux qui ont été séparés. On est dans un désespoir absolu. Comme des fous. On se moque de sa propre peur. On va décider d’une minute de vie. C’est mieux que crever. La vie, la vie, la vie...
Ce livre est un cri et, en même temps, il y a quelque chose de très contenu. Un cri silencieux. Un hurlement muet.
C’est le cri que l’on entend dans le bloc 7. Un hurlement. Terrible… Dans le silence. Elle était là, la Petite. Je ne suis pas ressortie indemne de cet endroit. Rien ne peut vous protéger, pas même une prière. C’est très étrange. Cet endroit est un trou noir, qui aspire tout. On peut lire à l’entrée : « infirmerie ». Après, je ne sais pas ce que c’est. C’est une béance dans le temps et dans l’espace. C’est un endroit terrible. Mais où il est aussi passé beaucoup d’espoir. J’ai traversé ce lieu en courant. Mais, dans le livre, il y a plusieurs temps : il y a aussi la vie. Il y a le bonheur immense de récupérer une petite chose. Ici, c’est un petit morceau de mouchoir. Là, un fragment de brique, qui écrasé et mélangé à de la margarine deviendra un fard…
Et toujours avec l’espoir d’aller à Pitchipoï… un lieu souvent évoqué dans le livre.
Oui, c’est une histoire très importante, très émouvante, qui concerne les Français qui étaient internés à Drancy avant de partir à Auschwitz. Ils ne savaient pas où on les emmenait ; cette direction prit le nom de Pitchipoï. On se préparait pour aller à Pitchipoï. On faisait des provisions pour Pitchipoï… Ils avaient repris une comptine yiddish qui parle d’un endroit idyllique : Pitchipoï. C’est un peu la prairie où l’on fait paître les bêtes... Les enfants connaissaient cette comptine. C’est à la fois l’espoir et la peur. C’est aussi la mort… C’est une question de dignité d’appeler la mort Pitchipoï… Selon moi, les Juifs savaient inconsciemment qu’ils allaient être massacrés. Ils ne pouvaient pas ne pas savoir. C’était une évidence. J’ai eu envie de parler de Pitchipoï, de ce pays. De la mort aussi, à cet endroit.
Le livre comporte deux temps, le temps bleu et le temps rouge. Comment ces deux moments s’articulent-ils ?
Un jour, j’ai retourné le livre. Sara a fait un effort pour me rejoindre. Et il fallait que moi aussi j’aille vers elle. Je suis née dans le temps bleu, à la fin des années 1950, là-bas, dans le pays de l’espoir. C’était la fin d’un grand chaos. Le rêve. Elle, elle a vécu le temps rouge. Maintenant, je ne sais plus dans quel temps nous sommes. Maintenant… J’ai fait tout ce chemin pour parler du présent. Tout est fragile. L’art est fragile.
Le livre a lui-même cette fragilité : c’est un objet qui est très présent, pesant presque, et qui est en même temps dans l’effacement.
Oui, j’ai très peur… Je ne pense plus qu’à le donner. Je ne veux plus en avoir la responsabilité. J’en ai été le médium. Il est passé par mes mains, mais il exprime plusieurs voix.
Pensez-vous que ce livre constitue un moment pivot dans votre oeuvre ?
Je l’ignore… Il n’est pas tout à fait terminé. J’ai encore quelque chose à faire. Il y a un voyage que je n’ai pas fait. En Israël. Quelques pages sont restées blanches…
Tout le livre est un cheminement… Vers quoi ?
Accepter mon destin. C’est le moment où, enfin, j’accepte ce que je dois faire. Où j’accepte ma violence. Mes oeuvres peuvent être très laides, terribles. Elles me renvoient une image de moi que longtemps j’ai eu du mal à accepter.
Cette violence était d’une certaine manière déjà présente dans vos oeuvres, mais masquée derrière les couleurs vives des objets en plastique, le burlesque des personnages…
Tout le travail que j’ai fait avec Claude Caillol était extrêmement violent. Violent politiquement, socialement, très polémique… C’était une autre violence. Je la partageais. Quand j’ai eu terminé la toute première partie de mon travail artistique, j’ai su que je ne pourrais pas continuer ainsi. D’abord parce que j’étais trop jeune, trop fragile. Je savais intuitivement que je n’avais pas la maturité pour continuer à réfléchir et à créer dans cette direction. D’autre part je vais le dire de manière très brusque , Sara voulait des enfants. Moi aussi. Mais elle en voulait encore plus que moi. Avoir des enfants était plus important que tout le reste… Mais je n’avais pas encore fait le travail que j’avais à faire. Après le film d’animation, Blister, réalisé avec Claude, il était évident qu’il y avait quelque chose de terminé. J’étais enfin capable d’affronter ma personnalité, mon destin. Je me suis dit : je suis comme cela et je peux utiliser cette force qui m’a été tant reprochée.
Était-ce la première fois que vous vous êtes tournée vers l’écriture ?
Oui. Je suis une lectrice obsessionnelle. Mais c’est la première fois que j’écris. Ce sera peut-être la dernière.
Dans le livre, il y a deux formes d’écriture : d’une part l’expression d’une voix intérieure à travers des formules lapidaires, et d’autre part le conte, la parabole, avec notamment cette histoire des Juifs envoyés dans l’espace…
C’est une histoire que j’ai inventée. En fait, il s’agit de plusieurs histoires entremêlées. Il y en a une qui vient d’Amazonie, que j’ai lue quand j’étais très jeune et qui m’est restée en mémoire. C’est le récit de deux villages qui sont en guerre. Évidemment, une jeune fille et un garçon de chacun de ces villages tombent amoureux l’un de l’autre. Ils sont désespérés et vont voir le chaman. Ce dernier a une idée géniale : il arrive à faire décoller les deux villages et les envoyer dans le ciel… Il y a aussi une autre histoire que j’ai lue dans Le Livre noir de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg. Une histoire terrible. Celle d’enfants tués sauvagement dans un champ, à coups de pelle, près du village de Tsyboulievo. J’ai voulu les arracher à l’horreur de ces faits, leur inventer une autre destinée en écrivant ce petit conte dont la forme ellemême doit beaucoup à l’oeuvre d’Isaac Bashevis Singer, qui raconte tous les petits faits d’un village juif polonais, avec ses magiciens, ses choses miraculeuses, ses drôleries, ses mesquineries. Toutes ces histoires se sont télescopées. Le chaman est devenu un rabbin. J’ai écrit ce conte d’un seul trait. Sur le brouillon, il y a trois ratures. C’est le texte le plus long du livre. Il est du côté du temps bleu.
Vous évoquez des lectures, des voyages, des rencontres… Pourtant, le livre semble être avant tout un travail solitaire.
Les rencontres ont eu lieu avant la création du livre. La plus essentielle est celle de la personne qui m’a donné le nom de Sara. Ensuite, pendant le voyage, j’étais seule. Je ne pouvais faire ce voyage que seule. Je n’ai pas cherché à échanger. Je ne savais pas ce que je devais faire. Je savais juste que j’allais voir Sara. C’est tout. Je suis allée chercher la douleur du ciel, de l’air, de la terre. Et l’absence, bien sûr.
La négation, même. En Pologne, la trace des Juifs est partout, mais elle n’est nulle part. Du ghetto de Varsovie, il ne reste rien, absolument rien. J’ai mis trois jours pour trouver le cimetière juif de Varsovie. Tous les cimetières juifs de Pologne ont été détruits. Sauf celui-là. Il a été oublié. Ils n’ont pas eu le temps. Il n’y a qu’à Cracovie que l’on peut encore se rendre compte de ce que c’était. Il s’est passé quelque chose d’assez extraordinaire. Il y avait un tout petit cimetière qui a été enterré par les Juifs eux-mêmes au XVIIIe siècle, au moment d’un pogrom très important. Il a ensuite été oublié. Et il n’y a pas très longtemps, une tombe datant de la fin du XVe siècle est sortie de terre. On a retrouvé des vestiges qui datent de la première vague d’immigration juive en Pologne après l’Inquisition en Espagne. C’est à cette vague d’immigration que remonte l’histoire des Ashkénazes. Ce cimetière est extraordinaire. Il y a une iconographie très ancienne, judéoandalouse. L’endroit est extrêmement paisible. J’ai mis de petites pierres partout. J’ai allumé des bougies. Je me suis brûlé les doigts en faisant de petits autels. Partout où j’allais, je rallumais ces flammes pendant des heures et des heures. J’y ai passé deux jours. C’était beau et très apaisé. Il existe peu d’endroits de cette nature. C’était un moment de bonheur.
Dans le livre, certaines pages sont en noir et blanc, d’autres en couleurs. Comment la couleur intervient-elle ?
La première partie du livre est beaucoup plus colorée. Le livre a un rythme, une respiration. Le noir et blanc apparaît naturellement comme une respiration pour le lecteur. Pour qu’il reprenne son souffle. Sur une page, j’ai écrit : « Tu expires. » C’est une page très sombre.
On peut lire à un moment : « Je l’emmènerai au nord de la folie. » Le livre est une folie en soi. Avez-vous eu l’impression parfois d’être emportée par quelque chose qui vous dépassait ?
Oui, comme s’il s’agissait d’une contrée dont je n’allais jamais revenir… C’était une manière de voir jusqu’où je pouvais aller. C’est un problème de limite. Comme si la folie était une contrée. Ce n’est pas un état, mais un pays. J’étais entraînée. Il faut apprivoiser les sentiments, les émotions. Pas un mot n’a été écrit pour rien. Des phrases ont chanté dans ma tête pendant des mois et puis, un jour, elles ont pris leur place exactement là où il fallait. C’est une musique. Il fallait que ça chante juste.
Comment le livre a-t-il donné naissance à la sculpture dont il est le centre ?
Quand j’ai eu terminé le livre, cela m’a posé un vrai problème. Je n’arrivais pas à être satisfaite d’une sculpture que je croyais devoir sortir du livre. J’ai fait deux oeuvres, mais elles étaient moins fortes que le livre… Un jour, le déclic s’est fait. J’avais une table et deux chaises très particulières dans l’atelier, qui m’ont suivie dans différents lieux. J’ai séparé la table en deux d’un grand trait de crayon. J’ai imaginé deux couleurs. Comme s’il y avait deux temps. C’était ça. J’avais trouvé ce qu’il fallait faire. Non pas faire une sculpture à partir du livre. Mais faire que le livre devienne la sculpture. Ce n’est pas un objet. C’est une chose. C’est plein de choses… J’ai alors conçu un socle pour le livre : une table divisée en deux parties. Le livre est posé au milieu. Deux personnes pourraient être assises et dialoguer ; il était important de garder cette idée de face-à-face sur laquelle tout repose. Le livre est un dialogue. Il est recto verso. Il a deux temps parallèles qui ne peuvent jamais se rejoindre, mais qui essaient néanmoins : elle et moi. Le dessin de la chaise bleue est moderne, de notre temps. La rouge est d’un autre lieu, d’un autre temps. Il y a deux présences, deux périodes, deux couleurs. J’ai pris conscience que ce livre était déjà une sculpture. Je ressentais que j’avais fait une espèce de monument, dans un sens étymologique. Peut-être un tombeau. Un tabernacle. Et plus l’objet avançait, plus il devenait sculpture, naturellement. Puis il a fallu que j’extirpe les mots du livre. À travers tout un réseau d’écriture, de phrases calligraphiées.
Un peu comme si les mots s’échappaient des pages. En une sorte de rumeur.
Oui, tout se mélange. Toutes les voix parlent en même temps en un bourdonnement. Il y a une phrase dans le livre où j’exprime exactement cela : « Je vais à contre-courant des rumeurs. » J’ai écrit comme dans un tourbillon. On est toujours dans la voix. La conscience que j’ai de Sara, c’est la voix. Il y a quelque chose dans ma voix qui ne va pas. Qui est drôle. J’ai toujours gardé une voix d’enfant… C’est l’inconscient. Sara, c’est la voix de mon inconscient. Ce que j’ai raconté tout à l’heure avec une certaine violence, je peux aussi l’exprimer d’une manière plus calme en disant que cela sort de mon inconscient.
Ce tourbillon de mots crée une espèce d’enfermement…
Un enfermement ou une protection. C’est selon. Je pense que, pour le moment, c’est plus une protection. Tout le livre fonctionne ainsi. C’est un peu comme la traversée d’une forêt : on ne sait pas si on est protégé ou prisonnier.
L’oeuvre que vous avez réalisée après le livre prolonge cette relation au mot, là encore calligraphié dans l’espace.
Cette oeuvre évoque un poème de Paul Celan, Fugue de mort. Cette poésie est une des plus belles choses que j’ai jamais lues. « Tes cheveux d’or Margarete / Tes cheveux de cendre Sulamith ». Sulamith… ce prénom est resté dans ma tête depuis. Je ne savais pas qu’avant d’être la poésie de Paul Celan, Sulamith est d’abord la femme pour qui Salomon a écrit le Cantique des cantiques. Il y a dans ce prénom une dimension d’érotisme, de sensualité. Celan a choisi ce prénom mythique et pas un autre. Ce n’est pas Sara ou Esther ou Judith. Sulamith, c’est elle ! C’est une poésie très difficile à traduire. Celan avait été furieux d’apprendre que le titre de son poème avait été traduit par Fugue de mort alors que le titre original était Tango de mort. Il faisait référence aux orchestres juifs de certains camps-2-, contraints de jouer des tangos, des musiques de bal, pendant que les gens partaient à la mort.
Cette oeuvre apparaît comme un contrepoint au livre, en plus sombre, plus noir.
Dans le livre, il y a des moments aussi sombres. Cette oeuvre est plutôt ce que je n’ai pas fait dans le livre. C’est le premier dessin que j’ai réalisé en dehors du livre. Il s’agit d’une association d’idées. J’y ai concentré des visions, des événements, des expériences vécues que j’avais gardées précieusement en moi… Une image de mon enfance d’abord, quand, vers l’âge de cinq ans, je jouais chez ma grand-mère avec des couvre-lits orientaux qui étaient d’un jaune très particulier. Exactement de ce jaune-là, celui des cheveux de Margarete. Ces couvre-lits étaient entourés de franges. Je passais des journées entières à faire des nattes avec ces cheveux d’or. Comme si des poupées je n’avais que les cheveux… À ce moment-là, ma mère me coupait les cheveux très court. C’était très dur pour moi. C’est un souvenir très fort, très violent. Il y a peu de temps, une autre image, très marquante, est venue se superposer à cela. Celle d’un autre lit, en Afrique, dans un petit hôpital de campagne. C’était un lit à barreaux, sur lequel on avait installé des bébés, alignés dans leurs langes blancs. C’était une image poignante et extrêmement belle. Je suis très consciente de ces deux images. Elles me sont apparues avec une sorte de fulgurance.
Vous dites que vous avez encore du mal à assumer totalement cette oeuvre…
C’est un autoportrait. Elle me renvoie une image de moi. Cette pièce est née de la violence. Elle est un concentré d’expériences visuelles et intérieures. Je pense qu’elle a une certaine beauté. Au-delà de la laideur. À seize ans, j’ai été entièrement défigurée, mon visage a été massacré. J’ai été une très jolie petite fille. Une jolie jeune fille.
Un grave accident de voiture m’a défigurée. Je ne savais plus comment j’étais. J’ai dû faire l’apprentissage de la laideur. Cette pièce me fait beaucoup penser à cela.
Vous semblez, dans ces deux oeuvres, avoir retrouvé une gestualité, un rapport à la matière que vous aviez davantage au début de votre carrière et peut-être moins par la suite.
Pour moi, la sculpture est une manière d’incarner l’idée. Il y a un rapport très sensuel avec l’incarnation. C’est toucher. Mettre les mains. C’est croire qu’il y a du sang, de la chair, des fluides, des larmes. C’est pétrir. Dans les projets que nous avons réalisés avec Claude Caillol, nous avons conceptualisé beaucoup plus. Nous avons radicalisé le geste en utilisant des matériaux tout faits. Il s’agissait plus d’un travail sur la composition. C’est autre chose que de passer par le corps. Avec la sculpture, le corps est mis à rude épreuve.
Comment percevez-vous votre oeuvre par rapport à celle d’une artiste comme Charlotte Salomon ?
Je ne connaissais pas Charlotte Salomon et j’ai été émerveillée par son travail. On sent qu’il y a une urgence. Je me sens très proche de son travail. Il y a une grande connivence. Aujourd’hui, certaines choses sont devenues possibles alors qu’elles ne l’étaient pas il y a quelques années. Auparavant, les choses étaient éludées. Il y a d’abord eu le temps de la sidération, puis le temps des mots et peut-être est-on maintenant dans le temps des images ou de la fiction. En art, les exemples sont rares, mais on le perçoit dans la littérature avec Aharon Appelfeld. Ou encore Imre Kertész, pour qui cette histoire doit être incarnée. Au moment de la Shoah, Appelfeld avait dix ou douze ans, Kertész, treize ou quatorze. Pour eux, l’avenir de cette mémoire ne peut passer que par la fiction. Pour s’adresser à tous, il faut que cette histoire prenne la dimension d’une sorte de mythologie. Je crois beaucoup à cela.
On l’a vu également au cinéma avec Roberto Benigni…
Oui, il y a ce côté fable. On ne peut pas regarder la Gorgone en face. Il faut ruser, il faut tricher. Cela ne veut pas dire que c’est de l’ordre de l’indicible, de l’invisible. Mais reste l’incompréhensible. Au bout de trois ans de lecture assidue, je me suis rendu compte que rien n’est impossible à montrer, impossible à dire. Après la phase de douleur, on est entré dans la phase de l’expression. En littérature, au cinéma... C’est devenu possible. On ne peut pas toujours comprendre ce que disent les témoins. Beaucoup ont essayé, au péril de leur vie, d’écrire ce qu’ils savaient. Les gens se préoccupaient de la transmission de cette histoire. Ils se sont acharnés. Ils ont écrit comme des malades. Il paraît que, dans le ghetto de Varsovie, on écrivait à tous les coins de rue. Partout les gens disaient : « Écrivez, écrivez. » Même s’il ne leur restait que cinq minutes à vivre, ils écrivaient -3-. Je viens de comprendre pourquoi j’écris. L’écriture, c’est la vie.
Je suis en accord avec le livre de Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, même si les idées qu’il développe ont pu engendrer une polémique par rapport à la thèse de Claude Lanzmann. Tout cela peut cohabiter. Les quatre images que commente Didi-Huberman sont très importantes... On est passé à une autre étape. À une autre relation avec la Shoah. L’idée d’invisible, d’indicible, d’impossible n’a plus
cours.
Avez-vous envisagé la réception de vos oeuvres par le public ?
J’ai confiance dans les oeuvres que je suis en train de faire, bien que le sujet que je traite soit conflictuel. Il peut faire obstruction à l’oeuvre. Je sais que cela peut être très dur. Il y aura polémique. Même si je pense que c’est le moment, ce n’est pas forcément une vision partagée par tous. Cela va agacer, irriter, blesser, surprendre. Mais j’aimerais que le livre enchante tous ceux qui l’ont entre les mains. C’est une histoire tellement désespérée où il y a tant de vie, d’espoir. J’aimerais que l’on se dise que la vie vaut vraiment la peine. Le livre m’a apporté la conscience du prix de la vie. C’est cela que je souhaite faire partager. Le merveilleux de la vie. Dans toutes les situations.
1. Ce fait est évoqué dans « Une jeune fille d’Auschwitz, matricule 74233 », in Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Le Livre noir, Paris, Actes Sud, 1999, p. 960.
2. Paul Celan fait probablement allusion à l’orchestre juif du camp de concentration de Janowska, près de Czernovitz, qui jouait des airs de tango, dont un morceau intitulé Tango de mort inspiré du compositeur argentin Eduardo Bianco.
3. Voir Hillel Seidman, Du fond de l’abîme. Journal du ghetto de Varsovie, Plon, 1998. |
We'll meet again in Pitchipoï. Interview with Judith Bartolani
Hélène Kelmachter
Nos funérailles is a work about memory, violence, death and mourning. How did it originate?
The project came out of a reflection on funerary art. I wanted, as an artist, to create new funerary objects. To think about mourning, about relief, about suffering, about the violence that we inflict on our dead. I started out by writing a letter: I knew that this work on funerary art was linked to the Shoah. I knew why I wanted to do it. Why I had to do it. It was the work of grieving. I had to be able to bury “them”. Because “they” had no “sepulchre”.
I went to Poland in August 2003. I started work on Nos funérailles in January 2004. In between-times, I had made another journey to the land of the dead: I had worked with an undertaker’s firm in Paris. That was when I realised that I wasn’t going to follow the logic that I had originally defined for myself. It wasn’t the right time. And, humanly, I wasn’t ready. I understood that carrying out this project did not mean making funerary objects. I heard my ghosts crying out to me: “Us first”. There was no way I couldn’t listen to them. However long it would take. I spent two years working on Nos funérailles.
How did the idea of making a book come up?
I wasn’t originally thinking of making a book. In January 2004 I met with Thierry Ollat to talk about my project for an exhibition about funerary art at the Ateliers d’Artistes in Marseille. Just before he left, he asked me if I needed a diary and handed me this strange thing. It was an accounts book, very long, all black. I took it. As soon as I had it my hands, it was miraculous. I started drawing. I couldn’t stop. It wasn’t me doing it. The book made itself all on its own. It wrote itself. It was just waiting to exist, wanting to be born. I was just the book’s instrument. It was the book telling me exactly what I had to do. I lived with the book. It became a living thing.
Did you know where the book was taking you, or did it write itself page by page?
Page by page. I had opened something up in myself. I made this work in a kind of waking dream. Sometimes I did several pages a day, sometimes just one a month. Sometimes, I spent weeks on one page, getting it to go where I wanted. I thought about it before, afterwards, but not during. This thing was completely beyond me. It was pure inspiration. You don’t have to do anything. It’s all already done. That doesn’t mean that you don’t work like crazy. But it’s all in place.
It’s a work that you made in your kitchen. A place linked with everyday life.
Yes, just the opposite of what I’ve always done! I have always had big studios, I’ve always needed space. Even to draw. What happened here was completely different. It’s another story. I went to the studio just once. And I left. I hadn’t done a thing.
Is the book the expression of something that you’ve had within you for a long time?
Yes. The story really swept me along. I have one or two vague memories from my childhood. From time to time I used to see my father’s uncle, who had a tattoo on his arm. I asked my grandmother what it was. She used to tell me. I didn’t really understand. One day, at my friends’ place, I chanced upon an issue of Historia magazine about the death camps. It put me in a state of shock. I understood. I was very young. I wanted to find out more. But nobody would tell me anything. Because people in my house didn’t talk about “that”. It stayed buried deep within me for years. For me, it belonged to the sphere of the imaginary, an imaginary that was terrifying because I never managed to find out what had happened. For a long time I felt this great fear of what happened to the Jews.
The book is haunted by the presence of Sara. Who is she? What is her story?
It’s difficult… In fact, it’s the feeling of a presence. A presence that has been with me ever since I was little. It went on for a very long time and this presence was expressed at different moments of my life. Very powerfully. I did everything I could to make it go away. I didn’t know her name. She was a ghost! She was a little girl. At the age of 20 I couldn’t sleep because of this presence. I had to live with this weight that was close to madness. There were moments when she left me alone, others when her presence was immense. So strong that I had to accept it. Just at that time, someone told me her name: Sara. I broke out sobbing. It was very hard. Then everything became easy. I went to fetch her. In Poland. I brought her back. I brought her back but she didn’t want to come back alone. After that I fell ill because it was all too much. There were too many people. And I had to make a work: the book.
Your trip to Poland was one of the essential phases in making the book.
Yes, I knew that it was important. I knew that she had been thrown away like an object. It was she who was talking to me, who was calling to me. These were just impressions. I’m not saying it’s true. I struggled, I denied, I didn’t know. Before and after this trip to Poland, I did a great deal of research. If I couldn’t understand, I at least wanted to know. Before, I was too frightened to try to find out. I couldn’t bring myself to do what I had to do. Until one day I could do nothing else. It was no longer possible not to accept this destiny and what I had to do. I was afraid, I was ashamed, and I felt guilty. I was frightened of sinking into madness. You have to be able to sink into the abyss and come up for breath. Then dive back in again. Breathe. That’s why I couldn’t come back from Poland on my own. I knew how to soothe my feelings, to hush that voice. “There’s no point hanging on to me. It’s no use any more. I’m going to do the work. We don’t need a commemoration. There is historical work, work of remembrance to be done.” So she told me her story, which is in fact a multitude of stories. Sara is all Jewish girls. This is a historical reality. I didn’t know it, but all Jewish girls arriving at Auschwitz were given the name Sara.-1- It was a tag. The name was like a tattoo, a sign.
What happened during the two years you spent on the book?
I read about a hundred books, not only on the Shoah but on the processes leading to the Shoah. I had to go back to some very ancient things. Make some symbolic displacements. My family is Sephardim. Poland hasn’t much connection with my background. There is a gap. However, my parents, in Algeria, bore the full brunt of the Vichy regime. They were thrown out of school. They were stripped of their nationality. After the war, my father had had enough of being a victim. That’s why he went to Israel. I was born in Israel and in a way I am at the heart of the tragedy. I have tried to understand all that. All that history, all those displacements. Nobody wanted to tell us the facts. My father refused to talk about it. There was this terrible shame.
Yes, and in the book you write: “Sara is my shame”. Those are extremely violent words.
There is always this shame at belonging to a people who were exterminated. It is not possible not to feel shame.
Do you believe that the shame is stronger than the suffering?
Yes, it’s a matter of dignity. It is more dangerous to kill dignity than to kill people. Wherever there is suffering there is shame. People must never know, you could never talk about it. But I am talking about it because I can’t do otherwise.
In the book one senses something very personal and intimate and at the same time completely universal.
The story reaches well beyond this tragedy. It concerns everyone who has lost a child, everyone who has been separated. You’re in a state of absolute despair. Like being mad. You don’t give a damn about your fears. You’re going to decide about a minute of life. It’s better than dying. Life, life, life…
This book is a scream and at the same time there is something very contained. A silent scream. A mute howl.
It’s the scream you hear on Block 7. A howl. Terrible. In the silence. She was there, the Little One. After that place I was changed, damaged. Nothing can protect you, not even a prayer. It’s very strange. That place is a black hole, it sucks everything in. At the entrance you read “infirmary”. After that, I don’t know what it is. It’s a hole in time and in space. It’s a terrible place. But where there was a lot of hope, too. I went through that place at a run. But in the book, there are several phases: there is also life. There is the immense happiness of saving some small thing. Here, it is a little bit of handkerchief. There, a fragment of brick, which was crushed and mixed with margarine to produce make-up.
And always with the hope of going to Pitchipoï… a place that is mentioned frequently in the book.
Yes, it’s a very important, very moving story about the French people interned at Drancy before they were taken to Auschwitz. They didn’t know where they were being taken, and so this direction took the name of Pitchipoï. They were making ready for Pitchipoï… This was based on a Yiddish children’s rhyme about an idyllic place, Pitchipoï. It’s a kind of meadow where animals graze. The children knew this rhyme. It represents both hope and fear. And also death. It’s all a matter of dignity, calling death Pitchipoï… As I see it, the Jews knew unconsciously that they were going to be slaughtered. They couldn’t not know. It was obvious. I wanted to talk about Pitchipoï, about that country. About death, too, in that place.
The book has two periods, the blue one and the red. How are these two phases articulated?
One day, I returned the book. Sara made an effort to be with me. And so I had to to go to her, too. I was born in the blue period, at the end of the 1950s, over in the land of hope. It was the end of a great chaos. A dream. She lived in the red period. Now, I don’t know what period we’re living in any more. Now… I’ve travelled all this way to talk about the present. Everything is fragile. Art is fragile.
The book itself has that fragility. As an object, it’s very present, even insistent, and yet at the same time reticent.
Yes, I was really frightened… All I want to do is give it away. I don’t want the responsibility any more. I was its medium. It passed through my hands, but it expresses several voices.
Do you think this book constitutes a pivotal moment in your work?
I don’t know. It’s not completely finished. There’s still something left to do. There is a journey I haven’t made. In Israel. Still a few blank pages.
The whole book is a journey… Towards what?
Accepting my destiny the moment when I at last accept what I have to do. When I accept my violence. My works can be very ugly, terrible. They reflect an image of myself that for a long time I found hard to accept.
This violence was, in a way, already present in your work, but hidden behind the bright colours of the plastic objects, the burlesque of the figures.
All the work I did with Claude Caillol was extremely violent. Violent politically and socially, very polemical… It was another kind of violence. One that I shared. When I had finished the very first part of my artistic work, I knew that I wouldn’t be able to go on like that. First of all, because I was too young, too fragile. I knew intuitively that I wasn’t mature enough to go on thinking and creating in that direction. Also I’ll put this rather abruptly Sara wanted children. So did I. But she wanted them even more than me. Having children was more important than everything else. But I still hadn’t done the work I had to do. After the animation film, Blister, made with Claude, it was clear that something was over. At last, I was able to face my own personality, my destiny. I told myself: I am like this and I can use this strength which people have criticised so much.
Was this the first time you tried writing?
Yes. I am an obsessive reader. But this was the first time I wrote. It may be the last.
In the book there are two forms of writing: on the one hand, the expression of an inner voice through lapidary formulae, and on the other, stories, parables, notably with this story of the Jews sent into space.
That’s a story I invented. In fact, it’s several stories mixed together. There was one from Amazonia that I read when I was very young and that stayed in my memory. It is the story of two villages that are at war. Of course, a young girl from one village and a boy from the other fall in love. They are desperate and they go and see the shaman. He has a brilliant idea: he manages to get the two villages airborne and sends them into the sky. There is also another story that I read in the Black Book by Vassili Grossman and Ilya Ehrenburg. A terrible story, about the children slaughtered in a field, beaten to death with spades near the village of Tsyboulievo. I wanted to wrest them from the horror of those events, invent another destiny for them by writing this little story whose form owes a great deal to the work of Isaac Bashevis Singer, who relates everyday events in Polish Jewish village with its magicians, its miraculous events, its oddness, its meanness. All these stories are collapsed together. The shaman is now a rabbi. I wrote this story all in one go. There are only three crossings-out on the rough draft. It’s the longest text in the book. It is in the blue period part.
You mention books you read, journeys, people you met. And yet the book seems very much a solitary piece of work.
The encounters happened before I made the book. The most essential one was with the person who gave me Sara’s name. After that, during the journey, I was alone. I could only make this journey on my own. I wasn’t looking to talk with people. I didn’t know what I needed to do. All I knew was that I was going to see Sara. That’s all. I went to look for the suffering of the sky, of the air, of the earth. And absence, of course. Negation, even. In Poland, the trace of the Jews is everywhere, but nowhere. Nothing, absolutely nothing remains of the Warsaw Ghetto. It took me three days to find the Jewish cemetery in Warsaw. All the Jewish cemeteries in Poland have been destroyed. Except that one. They forgot it. They didn’t have the time. Only in Krakow can you still get an idea of what there once was. Something really extraordinary happened. There was a very little cemetery that the Jews themselves buried in the 18th century, when there was a big pogrom. Then it was forgotten. And not so long ago a tomb dating from the 15th century emerged out of the ground. They found vestiges dating from the first wave of Jewish immigrants into Poland after the Spanish Inquisition.
That’s where the history of the Ashkenazim starts. It’s an extraordinary cemetery. The iconography is ancient, Judeo-Andalusian. The place is very, very peaceful. I put little stones all over the place. I lit candles. I burned my fingers making little altars. Everywhere I went, I kept lighting and relighting the flames for hours and hours. I spent two days there. It was beautiful, really at peace. There are very few places like that. It was a moment of real happiness.
Some of the pages in the book are in black and white, others in colour.
How does the colour fit in?
The first part of the book is much more colourful. The book has a rhythm, a respiration. The black and white appears naturally, like a place for the reader to catch their breath. On one page I wrote: “Breathe out”. It’s a very dark page.
At one point you see the words, “I will take her north of madness”. The book is a folly in itself. Did you sometimes feel you were being carried away by something bigger than yourself?
Yes, as if it was a land I was never going to come back from. It was a way of seeing how far I could go. A question of limits. As if madness was a land. It is not a condition but a country. I was carried forward. You have to master feelings, emotions. Not one word was written gratuitously.
Sentences sang in my head for months and then one day they fell into place exactly where I needed them. It is music. It had to get the right notes.
How did the book give rise to the sculpture of which it forms the centre?
When I had finished the book, it was a real problem for me. I was never satisfied with the sculpture that I thought I had to get from the book. I made two works, but they weren’t as powerful as the book.
One day, it all clicked. I had a table with two very unusual chairs in the studio, which have stayed with me from place to place. I divided the table in two with a big pencil line. I imagined two colours. As if there were two periods. That was it. I had found what I needed to do. Not make a sculpture from the book. But make the book become a sculpture. It’s not an object, it’s a thing. It’s full of things. So I conceived a pedestal for the book: a table divided into two parts. The book is placed in the middle. Two people could sit there and dialogue; it was important to keep this idea of the face-to-face. That’s the basis of everything else. The book is a dialogue. It is recto-verso. It has two parallel periods which can never meet, but that nevertheless try: her and me. The drawing of the blue chair is modern, of our age. The red is from another place, another time. There are two presences, two periods, two colours.I became aware that the book was already a sculpture. I could feel that I had made a kind of monument, in the etymological sense. Perhaps a tomb. A tabernacle. And the more the object moved ahead, naturally, the more sculptural it was. Then I had to extract words from the book. Through a whole network of writing, of calligraphed sentences.
Rather as if the words were escaping from the pages. In a kind of murmur.
Yes, everything mixes together. All the voices talk at the same time in a kind of buzzing. There is a sentence in the book where I express exactly that: “I go against the current of rumours.” I wrote as if I were in a whirlwind. You’re always inside the voice. My consciousness of Sara is the voice. There is something in my voice that isn’t right. That is funny. I have always had a child’s voice. It’s the unconscious. Sara is the voice of my unconscious. What I spoke about a moment ago with a certain violence I can also express in a calmer way by saying that it comes from my unconscious.
This whirlwind of words creates a kind of confinement.
Confinement or protection. It depends. For the moment, I think, it’s more protection. The whole book works like that. It’s a bit like walking through a forest: you don’t know whether you’re protected or a prisoner.
The work you made after this book extends this relation to the word. There, again, it is calligraphed in space.
The work evokes a poem by Paul Celan, Death Fugue. That poem is one of the most beautiful things I’ve ever read: “your golden hair Margaret, your ashen hair Shulamith”. Shulamith. The name has stuck in my mind ever since. I didn’t know that, before Celan’s poem, Shulamith was the woman for whom Solomon wrote the Song of Songs. There is a real eroticism and sensuality to that name. Celan chose that mythical name and none other. Not Sara or Esther or Judith. Shulamith is the one! The poem is very difficult to translate. Celan was furious to learn that the title of his poem had been translated a s Death Fugue, when the original was in fact “Death Tango”. He was referring to the Jewish bands in some of the camps -2- that were forced to play tangos, dance music, while people were being sent off to their deaths.
This work seems like a counterpoint to the book, a darker, blacker one.
In the book there are some rather dark moments. This work is more like what I didn’t do in the book. It is the first drawing that I made outside the book. It was an association of ideas. I concentrated visions, events, lived experiences that I had kept preciously within me. An image of my childhood, first of all, when, at around the age of five, I was playing at my grandmother’s place with Oriental bedspreads with a very particular yellow colour. Exactly that yellow, the ellow of Margarete’s hair. These bedspreads were surrounded by fringes. I spent whole days making plaits with that golden hair. As if I had these dolls that were only hair. That was when my mother cut my hair very short. That was very tough for me. It’s a very powerful, very violent memory. Not long ago, another image, a very powerful one, superimposed itself over that one. It was a wooden cot with babies inwhite linen lined up in it. It was a poignant and very beautiful image. I am strongly aware of those two images. They came to me in a kind of blinding flash.
You say that you still find it difficult to totally accept this work…
It’s a self-portrait. It reflects an image of me. The piece arose from violence. It is a concentrate of visual and inner experiences. I think that it has a certain beauty. Beyond ugliness. When I was sixteen I got completely disfigured. As a young girl I was very pretty. A pretty little girl. Then I was disfigured in a very serious car accident. I no longer knew what I was like. I had to learn about ugliness. This piece reminds very much of that.
In these two works you seem to have rediscovered a gesturality, a relation to matter that you had more at the beginning of your career and perhaps less after that.
For me, sculpture is a way of embodying an idea. There is a very sensuous relation to incarnation. It means touching. Putting your hands on it. It means believing that there is blood, flesh, fluids, tears. It means pressing. In the projects I did with Claude Caillol, we conceptualised a lot more. We radicalised the action by using ready-made materials. The work was more like composition. Its not the same as involving the body. With sculpture, the body is really pushed hard.
How do you view your work in relation to that of an artist like Charlotte Salomon?
I didn’t know Charlotte Salomon and I found her work really wonderful. You can sense this urgency. I feel very close to her work. There is great kinship. Today there are certain things you can do that weren’t possible a few years ago. Before, people dodged the subject. First there was a period of being stunned, then a period for words, and now perhaps we are in the time of images or fiction. There are not many examples in art, but you can see it in literature with Aharon Appelfeld. Or Imre Kertesz, for whom this is a history that needs to be embodied. At the time of the Shoah, Appelfeld was ten or twelve years old, Kertesz, thirteen or fourteen. For them, the future of this memory necessarily means using fiction. In order to speak to everyone, this story needs to acquire the dimensions of a fiction. I believe that very strongly.
We also saw this in the cinema with Roberto Benigni…
Yes, there is this fable side to it. You can’t look into the Gorgon’s face. You have to use cunning. That doesn’t mean that it’s unsayable, invisible. But that leaves the incomprehensible. After three years of assiduous reading, I realised that there’s nothing you can’t show or say. After the suffering phase, we have entered the phase of expression. In literature, in the cinema. It has become possible. We can’t always understand what the witnesses are saying. Many have tried, and risked their lives, to write what they knew. People were preoccupied with passing on the story. Really persistent. They wrote as if they were obsessed.It is said that there were people writing on all the street corners in the Warsaw Ghetto. Everywhere, people said: “Write, write”. Even if they only had five minutes left to live, they wrote.-3- I have just understood why I write. Writing is life.
I agree with Georges Didi Huberman’s book, Images malgré tout, even if the ideas he sets out did lead to a polemic around Claude Lanzman’s thesis on the subject. All that can coexist. The four images commented on by Didi-Huberman are very important. We have moved on to a new phase. Another relation to the Shoah. The idea of the invisible, the unsayable, the impossible that’s all over.
Have you considered how your works will be received by the public?
I am confident about the works I am in the process of making, even if the subject I am dealing with is conflictual. It could obstruct the work. I know that this can be very hard. There’ll be a controversy. Even if I think that this is the right moment, it’s not necessarily a vision that everyone shares. It’s going to annoy, irritate, wound, surprise. But I would like the book to delight all those who hold it in their hands. It’s such a desperate story with so much life and hope in it. I would like people to say to themselves that life is really worth living. The book brought home to me the value of life. That is what I want to share. The wonder of life. In all situations.
1. This event is described in a chapter of The Complete Black Book of Russian Jewry by Ilya Ehrenburg and Vassili Grossman, Transaction Publishers, 2002.
2. Paul Celan was probably alluding to the Jewish orchestra at Janowska concentration camp, near Czernowitz, which played tango tunes, including a “Tango of Death” by the Argentine composer Eduardo Bianco.
3. Hillel Seidman, Warsaw Ghetto Diaries, Targum, 1997. |
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