The Interzone (Tanger, 2013-2017)
"Le Rex (devenu aujourd’hui le Rif), l’Alcazar, le Vox, le Kursaal, le Tivoli, le Lux, le Flandria, le Roxy, le Mogador, le Paris, le Maghreb, le Mauritania… Il ne manque que l’Eden pour que la liste des salles de cinéma du Tanger de la grande époque soit intégralement conforme au mythe du cinéma lui-même, et telle est – ou était (c’est là la question) cette ville, adossée, même dans la ruine, à une idée de ville complexe et étrange : ville frontière, et non pas seulement entre deux pays mais entre deux mondes, ville du commencement de ce qui fut l’Orient des orientalistes, ville refuge et lieu d’exil transposant à la pointe septentrionale de l’Afrique le désir d’écrivains se rêvant dans la descendance d’un certain consul britannique sombrant dans une ville mexicaine. Ville filmée aussi, et si souvent, y compris il y a peu encore – je pense à cette image nocturne de Only lovers left alive de Jim Jarmusch où l’on voit le couple de vampires élégants et lassés formé par Tom Hiddleston et Tilda Swinton errer dans le labyrinthe décrépi et s’arrêter devant un bar où, dans un respect presque sacré, s’élève le chant lascif de Yasmine Hamdan.
Par conséquent une ville qui est une niche de récits, un gisement de prises imaginaires – et jusqu’à l’épuisement. Mais Tanger (qui, en français, on ne peut s’empêcher d’y penser comme à un jeu de mots trop facile, fait danser dans son nom la proximité du danger), comme toute ville mythique et comme tout espace de condensation fictionnelle, est en même temps réelle, bien réelle, et c’est à cet endroit là qu’il faut l’attraper : là où la fiction décolle, là où, à peine naissante, elle est déjà conductrice. C’est du moins ainsi que l’a saisie Marco Barbon, en errant dans cette ville de vestiges comme dans l’espace d’un recommencement, d’un ressaisissement du mythe. D’une image à l’autre, on se dit « mais c’est un film ! », puis en franchissant les paliers successifs de ces arrêts sur image, on se dit « mais c’est un roman ! », et pourtant il n’y a là rien d’autre que la prospection étonnée et patiente d’un état de choses, une ville telle qu’en elle-même qui, sans prendre la pose et en conjuguant simplement sa fatigue, prolonge la résonance de son nom, l’envoyant très loin, dans cette « interzone » qui serait simultanément celle de sa renaissance et de son évanouissement, celle de la levée de ses songes et de sa chute en elle-même, au ras de son sol ou de ses toits.
L’extraordinaire des villes, quand bien même elles seraient composites, fragmentaires, laissées à une sorte d’abandon, c’est qu’elles sont unanimement elles-mêmes, et cette ressemblance, qui n’est ni une essence ni une parure, mais une action, un mode d’exister, s’étend partout, de la nature morte à la vue panoramique, du moindre recoin à la vue ouverte au lointain, et elle soumet à sa loi, comme en douceur, aussi bien les intérieurs que les extérieurs – ce n’est pas un hasard si les termes qui viennent ici sont ceux du cinéma : intérieur, extérieur, le scénario est en cours, on en suit les états, il n’y a rien de linéaire, aucune “histoire” ne nous est racontée, aucune voix off ne s’adresse à nous, mais à chaque fois c’est comme si le corps de Tanger était touché en un point précis : comme si la photographie était une sorte d’acupuncture, une approche lente et patiente tout entière tendue par la précision de son geste. Des vues s’en vont vers l’horizon, quelques unes, par-delà le feuilletage des terrasses ou dans la nuit, mais beaucoup se concentrent sur ce qu’on appelle des détails, qui fonctionnent comme les indices d’un roman à venir, que l’on a pourtant l’impression de relire. Un appareil de téléphone sur le mur d’un hôtel, les outils de découpe sur l’étal d’une boucherie, un chat ou un chien errant, un garçon de café reflété dans un miroir, une échelle, un passant dont la silhouette se découpe contre un mur blanc qui le sépare de hauts cyprès, une chaise défoncée devant un rideau métallique, une villa ou un palais en ruine – bien de ces photos pourraient avoir été prises ailleurs, mais toutes ensemble, comme un chœur dépareillé qui n’aurait pas à chanter d’hymne, toutes ensemble elles se recueillent dans leur silence et s’assemblent pour donner un nom – Tanger – à cette occurrence du monde muet qu’elles signalent en l’accentuant sans forcer, juste comme ça vient, au fil du pas semble-t-il, et sur une étendue lumineuse qui va du plein jour à la nuit tombée, chaque occurrence de lumière donnant un style à l’énigmatique contour de toute chose, à commencer par celui des maisons, celui que propage l’étonnante rigueur volumétrique des villes arabes.
Mais ce contour, qui est donné, il faut le voir et le montrer, il faut le faire venir, c’est-à-dire le laisser venir : et je crois que ce n’est possible que si l’intentionnalité des prises s’efface, que si le cadrage – qui est la condition d’existence de la surface photographique, mais jamais celle du monde photographié –, au lieu de résulter d’une volonté, agit simplement comme une réponse ou un accord : chacune des photos de Marco Barbon (et on pourrait en dire autant de celles réunies sous d’autres noms de villes, qu’il s’agisse d’Asmara ou de Casablanca) semble venir d’une sorte de plan d’immanence fantomal, se détachant de l’indifférencié pour pointer hors de lui, avec lui, la puissance de fiction qui est en réserve dans les choses et qu’il faut réveiller, mais pas trop brusquement, à peine : quelque chose de neutre résiste et divague, c’est comme si la conscience clignotait au sein d’un labyrinthe encombré de vestiges. Ce qu’elle a vu, et qui s’inscrit comme souvenir au moment même où elle le voit, nous est transmis, et de telle sorte qu’en ricochant d’une image à une autre, via une cabine de projection, une vitrine à l’abandon ou l’angle d’une terrasse, nous puissions à notre tour écrire, au ras des choses, au plus près de la mélancolie native qui les nimbe, le roman de l’interzone et voir crépiter dans ses couleurs le grain d’un film en noir et blanc bordé d’or."
Jean-Christophe Bailly |