Gilles BARBIER 

 
L'inconséquence des gestes 2006
Technique mixte, dimensions variables
Vues d'exposition au Carré d'Art, Musée d'art contemporain de Nîmes, 2006
Commissaire de l’exposition : Françoise Cohen

Présentation de l'exposition
Carré d'art de Nimes, 2006
L’œuvre de Gilles Barbier privilégie le fragment et la multiplicité à la somme. Elle propose un scénario critique face à une réalité de plus en plus affirmative et médiatiquement assénée, mais de plus en plus fantasmée aussi. Les sports de glisse, l’intelligence artificielle, le village global de Mac Luhan sont des modes d’approche d’un monde contemporain lisse, dont la complexité perturbante se décompose mieux en pixels qu’en sujets. Chacune des expositions de Gilles Barbier propose une plongée dans les fictions qui, pour lui, aident à donner sens au réel. Les personnages, bulles de BD, messages « correcteurs de réalités » servent d’indicateurs pour cette lecture en profondeur. La perversion de la pesanteur, le sens dessus dessous, le cheminement dans les souterrains sont les indices d’un humanisme qui ne va plus de soi, marqué par des identités de passage.
Le foisonnement, la profusion qui caractérisent tant le développement du travail depuis une dizaine d’années que l’aspect formel même des œuvres indiquent une recherche critique de la réalité mais une critique où il est impossible de se fixer avec bonne conscience car tout bouge. On ne peut commencer à comprendre qu’en étant instable soi-même, en résonance avec le bruit ambiant. Quand Barbier illustre le dicton chinois, le doigt montre trois choses à la fois, ni fou, ni sage donc... A tout moment, le scénario peut changer ou déboucher sur un cul-de-sac.
Le parcours imaginé par l’artiste, à partir d’une centaine d’œuvres dont les plus anciennes datent de 1993, tend à subvertir l’architecture claire et ordonnée de Norman Foster pour y induire des rythmes différenciés où le mouvement des corps matérialise le mouvement de la pensée : frein de la lecture des pages de dictionnaire et des dessins de programmation, cheminement dans les galeries du terrier, sortie dans le noir interstellaire des dessins noirs, traversée explosive de la balle qui termine l’exposition. L’exposition n’est pourtant pas une rétrospective. Il s’agit plutôt d’un brassage nouveau où se mêlent éléments anciens et œuvres nouvelles. En effet, Gilles Barbier définit sa méthode de travail comme une rumination. De même que le catalogue organisé autour de quatre interviews scrutant l’œuvre selon des axes différents, tous également pertinents mais dont on ne peut jamais dire qu’ils épuisent la question, l’exposition est la monstration de vérités approchées mais ne recherche pas un message central qui résume tout. A la position de l’Artiste, de l’Auteur, qui met en scène un monde parallèle au réel, autonome et parfaitement affirmé, il préfère l’instabilité, le glissement et se revendique comme un espace ouvert balayé de différents motifs, que matérialise dans ses œuvres : les mots, noms de marques commerciales, questions, préceptes, bulles de BD, correcteurs de réalité, toute une logorrhée inséparable de son travail. Le mot est premier. Il dit en effet : « Je peux même dire que ce qui est produit (et là je parle de l’ensemble de ma production) n’est au fond que l’illustration du texte. Ou Peut-être, plus justement, par une manière de retournement bizarre, que le texte en serait l’enluminure ». C’est ainsi qu’il convient de comprendre l’opposition : locataire/propriétaire fréquemment mentionnée. La plupart des pièces affirment le pluriel : le recours au clone est récurrent, qui multiplie le même personnage mais qui, de pièce en pièce, développe une sorte de jeu de rôle : l’ivrogne, le pied tendre... mais pourtant toujours avec le même visage, celui de l’artiste. Cette instabilité témoigne aussi d’une époque où on peut trouver sur internet beaucoup plus d’images que dans l’imagination de n’importe quel artiste.
De sa longue fréquentation de la science fiction et de la bande dessinée, Gilles Barbier retire un intérêt marqué pour la fiction et une capacité à imaginer des espaces, des organismes : poches d’existence, ectoplasme... qui incarnent les schémas du fonctionnement de principes abstraits, développant une pensée conceptuellement très soutenue, mais aussi très figurée. Le travail est nourri de multitude de concepts de physique, d’intelligence artificielle, de théories de l’information. Il s’intéresse à l’aventure spatiale, à l’anatomie, à l’explosion de la bombe atomique à Hiroshima ou au mythe (le monstre du Lochness). Il apparaît en quelque sorte comme une hypertrophie du raisonnement et de l’intelligence, matérialisé par le cheminement dans d’innombrables galeries, passages, thématiques toujours recommencées. Il n’y a aucune évolution dans le travail, aucune œuvre n’est étrangère à l’autre. A tout moment, l’histoire peut recommencer, souvent à partir d’un élément de l’œuvre nouvellement choisi pour être le début.
Dès l’entrée, le parcours de l’exposition s’inscrit sous les auspices de cette disponibilité. Autour du Pied tendre, premier clone dans l’œuvre de Barbier tiré de la mythologie des cow-boys et des indiens, le premier espace est couvert d’affiches représentant toutes des possibles affiches pour une exposition Gilles Barbier à Carré d’art. Dans une multiplicité de styles, avec des images, des titres différents, et même des dates fausses, elles propulsent dès l’entrée le visiteur dans un espace fictionnel.
Ruinant une évidence acceptée de tous, la question se pose face à l’exposition de Gilles Barbier d’un espace qui n’est peut-être pas physique. Le célèbre précepte « La pittura e cosa mentale » de Léonard de Vinci renvoie par calembour à l’emmental si fréquent dans l’œuvre de Barbier, mais lui aussi révélateur du fonctionnement du cerveau et des idées... La réflexion sur l’espace menée par Carl André, artiste moderne s’il en est, et matérialisée par les dalles métalliques posées au sol se transforme en une Conquête de l’espace faite de dalles également mais en résine jaune et trouées. A tout moment, l’essentiel peut s’échapper, se transformer, arborer une apparence aussi peu maîtrisable que les fils reliant les dîneurs au chaudron de fondue. Aucune revendication d’autonomie dans le sens d’une forme autosuffisante, arrêtée sur ses principes. De ce point de vue, le travail de Barbier protéiforme bien que stylistiquement tout à fait identifiable pour celui qui en suit les développements échappe à la tradition moderne. Il représente une victoire de la fiction sur la forme.
Dans le voyage de l’exposition, les trois premières salles sont conçues comme des ralentisseurs du regard. La première d’entre elles présente une soixantaine de nouveaux dessins, pour certains constitués de feuilles de projet que Gilles Barbier dessine sans cesse comme une sorte de journal qui accompagne l’émergence de sa pensée. D’autres sont des projets numériques dont le rendu même de l’image est connoté SF. Qu’il soit constitué de notes écrites ou dessinées rassemblées ou qu’il existe une seule grande feuille (Fusion chaude, Fusion froide), le dessin est le produit de l’hybridation entre une technique traditionnelle et la transcription par pixels de l’image, ou bien encore peut se lire comme les cases de la page de bande dessinée. Qu’il s’agisse de croquis ou de projet numérique, le dessin de Gilles Barbier, dans la récurrence des thèmes, exprime que l’image peut être modifiée, peut recevoir des filtres différents et n’a pas d’existence arrêtée.
La deuxième salle est organisée autour de la présentation de 8 Pages du Dictionnaire, copie des pages du Petit Larousse illustré dans un format de 215 x 215 cm. Le système de copie mis au point par Barbier à partir de 1992 dans un temps de vacance par rapport aux autres projets créatifs (le dimanche) crée un système infini où la copie génère des errata pour corriger les erreurs, puis des réductions, pages réalisées au format 20 x 20 cm, et enfin de fausses versions réduites. Ainsi c’est la visée du dictionnaire comme totalité finie qui est contestée.
Au centre de la salle, le Terrier représente par ses galeries et ses ramifications un équivalent souterrain du système de renvoi du dictionnaire. Parmi ses textes de référence, Gilles Barbier cite le Terrier de Kafka, où un animal indéterminé creuse un habitat, qui lui est absolument adapté mais qui est aussi perpétuellement en butte au soupçon d’une attaque extérieure risquant d’anéantir son Eden. S’inspirant du dispositif de l’entrée du terrier cachée sous la mousse, Gilles Barbier s’intéresse à la porosité d’un univers dans l’autre, d’un organisme dans l’autre. De nombreuses pièces évoquent les espaces de passage : les conduits des vers dans la terre, le tube de la vague océanique qui se referme, les trous de l’emmental, les cratères de la lune [Sans titre (La conquête de l’espace)], ou à l’opposé ce qui concerne la surface en mouvement: la bulle qui éclate, la glisse des surfeurs, le flottement de l’astronaute dans l’espace. « Supposons que la vie et les choses inertes soient deux états du même espace abstrait, et que ce qui les différencie soit l’ANIMATION : tout organisme, aussi rudimentaire soit-il, en inventant patte, contractions, flagelles, aile ou turbine, recrée artificiellement les conditions d’un corps soumis aux effets conjugués d’une surface inclinée, d’un agent mouillant et de la gravitation », tel est « l’esprit de la glisse » exprimé par un des « axiomes » de Sans titre (Candidat à l’immigration) comme la définition même de la vie, quelque soit le degré d’élaboration de l’organisme concerné. Mais contrairement à ceux qui en sont les acteurs quotidiens et complaisants et qui cherchent leur raison d’être dans l’adhésion aux signes extérieurs d’un mode de vie, Gilles Barbier conserve une distance humoristique et critique. D’où son intérêt pour la légendaire « peau de banane » qui fait glisser ou pour l’étymologie du mot cosmétique, venant de cosmos, qui met en relation directe par le langage la surface la plus futile et la globalité de l’univers, un univers dont
Sans titre (Cas général/Cas particulier), décline la structure des couches profondes : la zone de bruit, la rumeur du monde, la pictosphère, couche des images, la pornosphère, couche d’entière disponibilité, le noyau, sous l’influence de l’information. De Kafka, vient également la réserve si fréquemment évoquée.
La troisième salle est occupée par une nouvelle version de la Méga Maquette, sorte de schéma spatial de 7 mètres de long. Elle accueille dans son réseau de salles et de passages le travail de copiste du dictionnaire, mais aussi les grandes thématiques de l’œuvre : les clones, la pornosphère, le monde des vers, l’usine de vaseline, l’esprit de la glisse... Chaque espace matérialise une idée, un classement ou un thème. Dans le catalogue de l’exposition de Marseille, les dessins illustrant la première Méga maquette portent la mention Attention ! configuration instable. Mi architecture, mi vaisseau spatial, la Méga maquette, commencée en 1998, est soumise de plus aux courants de pensée de trois personnages : le schizo, le maniaco-dépressif, l’éïdète, dont les attitudes compulsives génèrent des relations et des comportements différents.
Dans la salle suivante, le Gâteau ne peut évoquer que la formule courante : se partager le gâteau, et renvoyer implicitement aux équilibres du monde globalisé ou aux « camemberts » de la statistique contemporaine. Le revêtement de terre supporte les excroissances d’une végétation luxuriante et totalement artificielle. Au cœur du gâteau, les vers sont exemplaires de toute vie : consommer, se déplacer, déféquer. Le Prince des ventres (2003) apparaît comme un monstrueux jardinier.
Un conduit de terre propulse le visiteur au cœur de l’espace des dessins noirs. Accrochés à touche touche sur trois hauteurs, les dessins entourent la salle complètement. Là encore trois personnages assument le discours. Rien n’est totalement dominant. Le plus souvent, la figuration s’émiette en différentes scénettes. Un décalage naît entre l’image et le message, comme dans Sans titre (Les Bombes), 2004, où le personnage à califourchon sur une bombe évoque Spinoza, l’Être et le Non Être, le Bien et le Mal. Dans les deux panneaux superposés, les textes sont exactement identiques alors que seul le sens des projectiles s’est inversé et pose donc la question de qui vise qui ? Dans Pasta alle vongole, galerie de portraits des grands hommes qui fait se côtoyer tout de même les frères Marx et Platon, Descartes ou Foucault, les bulles décrivent les différentes phases de la recette des pâtes alle vongole.
Les dessins noirs se jouent de la question du réel dans leur ressemblance mimétique. Certains reprennent des images récupérées sur internet : l’usine de vaseline est une véritable usine que seul le message du correcteur de réalité transforme dans sa nouvelle destination, l’espace tube, une vague. Toutefois, les valeurs du dessin sont traitées comme autant de pixels. Sans titre (Turing), 2004 pourrait apparaître comme l’indexation évidente de ce système de représentation. Son titre fait référence au nom de l’inventeur du système logique abstrait qui est à la base du système de transcription de toutes données informatiques. Il représente exagérément agrandie, une photo du savant britannique face à l’ancêtre de l’ordinateur qu’il vient de mettre au point. Mais il y a d’une certaine façon inversion du système d’appréhension : comme une sorte de métaphore du monde en expansion continue du Big Bang et des trous noirs, plus l’image est grande, moins elle est lisible.
Babel cite la Tour de Babel de Breughel. Avec le même sens de l’absurde et la même truculence que chez Breughel ou Bosch, la tour de Gilles Barbier met moins en évidence la malédiction millénaire de la perte d’une langue universelle que la communion autour d’un message, décliné dans toutes les langues et tiré d’un manuel d’utilisation d’une commande de jeu électronique.
D’autres dessins, nombreux, évoquent l’explosion : des petites fusées de Sans titre (Le Grand départ) à la vision archétypale du nuage de la bombe d’Hiroshima (Sans titre, Le Double syndrome d’Hiroshima). L’explosion illustre pleinement la confusion d’un organisme parcellisé. Dans Sans titre (Club Shred), les parties du corps déchiquetées par le requin expriment leur regret de tout ce qu’elles n’ont pas fait dans la vie, mais chacune à la place de l’autre. Dans Sans titre (Aaaah !), 2004, les entrailles libérées du ventre de l’artiste célèbrent à qui mieux mieux l’ivresse de l’individualisme et de la liberté. Excité par la contamination publicitaire devenue une sorte d’entreprise de transformation génique, chaque organe reçoit le message qui lui est spécialement destiné. L’organisme médiatisé, vidé de tout autre contenu que de la possibilité d’être le support de la consommation exprime la nouvelle condition de l’homme, locataire de lui-même. Un surfeur, pantin désarticulé est suspendu au milieu des dessins noirs dont les reflets mutuels voulus par l’artiste accentuent encore le flottement.
Dans la dernière salle, l’exposition se termine sur l’explosion finale de Trou de balle dans la tête, une pièce de 2001 qui figure en cire le trajet d’une balle dans une tête. Exploitant le comique de l’absurde et un certain macabre fin de siècle, elle indique au sens propre la porte de sortie mais pas de la vie, seulement de l’exposition.
Françoise Cohen
Carré d'art de Nimes, 2006

 
Le Gâteau 2004
Technique mixte, 3 éléments, environ 280 x 440 x 310 cm
 
Vaseline onirique 2006
Résine, 18 x 22 x 4 cm
 
Le Pied tendre 1995
Technique mixte, dimensions variables
Collection particulière, Paris
 
Méga Maquette 2006
Technique mixtes, longueur : 7m
Vues d'exposition au Carré d'Art, Musée d'art contemporain de Nîmes, 2006
 
Vues d'exposition au Carré d'Art, Musée d'art contemporain de Nîmes, 2006
 
Le glisseur 2006
Technique mixte, dimensions variables
 
Trou de balle dans la tête 2001
Cire, pigments, fibres, 4 x 4 x 18 cm
Collection privée
 
Vues d'exposition au Carré d'Art, Musée d'art contemporain de Nîmes, 2006
La vieille femme 2002
Technique mixte
Collection particulière
 
De « Chauffe-bain » à « Cinémitrailleuse » et son erratum 1994
Encre et gouache sur papier, 215 x 215 cm
Collection FRAC Rhône–Alpes

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De « Bulge » à « Cascader » 1994
Encre et gouache sur papier, 215 x 215 cm
Collection particulière

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