L'invisible est tissé de voix
L’invisible est tissé de voix, comme la forêt de lianes entre lesquelles passent les chants, les cris, les silences des animaux et des hommes.
Au commencement était l’inarticulé, puis vinrent les rudes premières voix, et le premier récit fut tissé, et la
parole circula de continent à continent, multiple kaléidoscope sonore.
Puis l’homme connut la possession et la dépossession du monde par la parole, car le jour où, pour la première fois, il nomma, il distingua et prit possession de l’objet qu’il avait distingué en le nommant, mais en même temps qu’il nommait le monde, il s’extrayait de ce monde en le posant devant lui, à l’inverse des animaux qui, eux, restaient consubstantiels du monde, et alors l’homme découvrit le doute et aussi le temps qu’il mesura, et il fit connaissance avec l’angoisse.
Alors, il inventa toutes sortes de langues pour exprimer cette angoisse et l’explorer de la façon la plus fouillée possible, au point qu’elle devint, pourtant singulière, un moyen pour les hommes de se rejoindre.
Ainsi, de rive en rive, par-dessus mers et océans, un chant fut tissé pour endormir la mort, mais la mort
immortelle et infatigable ne connaît pas le sommeil.
Pourtant, comme le chant était beau, et bien qu’il fut inutile, les hommes le conservèrent et continuèrent à le chanter pour eux-mêmes en grattant en cadence leurs plaies. Car, « la vie consiste à se regarder, comme le dit le Kaïdara, nous nous mangeons et nous remangeons et finalement la terre nous mange tous ».
René Pons |