Techniques mixtes, 6 x 6 x 6 m
Ouagadougou 2015 |
Propositions pour Réinventer la ville, Ouagadougou, Burkina Faso, 2015 |
En 2015, je me suis rendu à Ouagadougou, sur une invitation du centre culturel Français et du Goethe institut, pour travailler sur place en compagnie d’artistes burkinabés.
La présentation publique de notre production a donné lieu au plus beau vernissage auquel j’ai participé de ma vie, celui qui portait le plus de sens au regard de l’art, de là où je venais, de sa place dans la société, de sa remise en cause, des conditions de son existence, de son esthétique, de son rôle symbolique, de ses capacités de représentation, par delà même les qualités propres des œuvres présentées.
L’aspect mondain et convenu d’une telle cérémonie occulte généralement ce genre d’interrogation. Du moins il le réduit à un j’aime ou je n’aime pas, à de l’indifférence ou à l’appréciation de la qualité des personnes que l’on y rencontre.
Rien de semblable ne s’est produit ici. Le quartier populaire dans lequel se déroulait cette manifestation n’abritait aucun amateur d’art, à l’exception de trois musiciens que j’avais conviés à venir jouer pour l’occasion.
– Avec des instruments acoustiques alors, on n’a pas d’électricité dans le quartier.
Imaginez une excavation d’environ deux cents mètres de diamètre creusée en pleine ville par des femmes pour en extraire la terre destinée à fabriquer les briques sèches servant à la construction des maisons. Nous étions dix artistes à nous être activés dans ce trou. Huit burkinabés et deux blancs. Des pièces variées de très grande taille avaient vu le jour. Du bois, des ustensiles en plastique, des pneus de camion, divers matériaux de récupération, du fil de fer, quelques clous et la terre du site avaient servi à leur réalisation.
J’avais pour ma part utilisé de grandes perches d’eucalyptus de six à huit mètres de long servant ici à monter des échafaudages, à construire des abris, à faire du charbon de bois et à subir toutes sortes de transformations indispensables à la vie quotidienne. J’avais également employé la terre du site que j’avais achetée aux femmes chargées de l’extraire. En choisissant de travailler comme les artistes africains, pour apprendre d’eux ce que je ne savais pas, j’ai su en direct en quoi les conditions de travail, l’environnement, l’idéologie, la pauvreté des matériaux et de l’outillage, contraignaient violemment la création d’une œuvre. Je ne l’ignorais pas bien entendu, je le savais ailleurs dans le confort de mes habitudes qui en gommaient les aspérités, et dans les mots qui pouvaient en dissimuler les faiblesses. De toute façon il n’y avait rien d’autre à faire et l’esthétique du bricolage qui pèse assez lourdement sur une bonne partie de l’art contemporain trouvait ici son pendant. L’écart était grand avec ce que je vivais habituellement, mais je trouvais là un point de rencontre troublant.
La population du quartier se montrait aussi perplexe, quant aux pratiques et à l’utilité de l’art contemporain, que les habitants de nos villes et de nos campagnes. A une nuance près : si chez nous cet embarras porte plutôt sur la question de savoir ce qu’il représente, je me suis trouvé là-bas confronté à la question de savoir à quoi il sert. Mais cette interrogation ne se manifestait pas de manière aussi inamicale que pour la question « qu’est-ce que ça représente ? » Elle se dissimulait derrière de multiples salutations de bienvenue. Les habitants des alentours attendaient patiemment de savoir à quoi cela allait servir dans une partie de la ville qui n’était alimentée ni en eau courante ni en électricité.
Un puits se trouvait à proximité. Une vieille et grosse femme se tenait avachie sur la construction qui en protégeait l’ouverture. Son rôle était de régler la distribution de l’eau aux habitants qui venaient en permanence se ravitailler. L’édifice était principalement entouré de femmes qui attendaient leur tour, chargées de bidons et de récipients en plastique.
Le début du vernissage avait l’apparence d’une inauguration officielle en plein air. Six ou sept cents personnes, habillées comme pour un jour de fête, s’étaient répandues autour du site ou étaient descendues dans l’excavation. Le chef coutumier du quartier et les dignitaires en costume traditionnel conduisaient une délégation composée de l’ambassadeur d’Allemagne, des représentants de l’Etat français, de diverses personnalités locales et de la presse. Après les discours convenus, on fit le tour des œuvres en évitant les flaques de boue et les trous d’eau qui parsemaient le site. Chaque artiste prononça dans un mégaphone quelques mots concernant ses intentions artistiques. Saab, l’un des artistes participant présentait chacun de nous et traduisait nos propos en moré, la langue des Mossis principalement parlée avec le français dans la région. En voulant apporter une réponse aux deux questions : à quoi ça sert ? et, ça représente quoi ? j’évoquai la réflexion faite par Saab en regardant mon œuvre.
– Elle me fait penser, m’avait-il dit, aux constructions élevées par les paysans pour faire sécher les récoltes et les mettre à l’abri des animaux.
– C’est à peu près ça, lui avais-je répondu, j’ai utilisé, selon une esthétique occidentale, ce principe de construction que j’ai appliqué selon une technique africaine. J’avais là, pensais-je naïvement, une réponse acceptable aux questions : ça représente quoi ? et, à quoi ça sert ? quant une femme s’avança.
- Vous savez monsieur, mon mari est paysan, dit-elle en désignant un homme dans la foule, il est paysan mais il ne peut pas cultiver, alors, la prochaine fois, il faudra venir avec une charrue, et puis un âne et une charrette pour amener de la nourriture sur cette construction.
Je l’approuvai en me disant que mes paroles inappropriées signifiaient que si l’art ne remplissait pas sa fonction il perdait sa capacité à représenter. Mais j’avais inconsciemment devancé cette objection en ayant préalablement exprimé mon désir, qu’une fois ma construction achevée, les habitants du quartier puissent en récupérer les matériaux pour leur propre usage.
Privé des arguments esthétiques qui auraient pu transposer les difficultés de la vie quotidienne en révélant la beauté exotique perçue par le voyageur bien intentionné, je ne pouvais que souscrire à la recommandation faite par la femme. Je ne voulais pas me résoudre à opposer plusieurs sortes de besoins vitaux, à établir une hiérarchie dans l’ordre de la nécessité, de l’utile, de l’agréable, de l’intime, du laid et du beau (encore que), du collectif, mais je devais reconnaître que je me trouvais considérablement désarmé devant des principes culturels battus en brèche par des besoins alimentaires qui conduisaient des amateurs d’art potentiels à devoir chaque jour manger à leur faim. Je n’ignore pas, bien entendu, et je suis satisfait d’en être heureux, que la théorie n’oppose pas ces deux appétits de nature différente, mais dans la pratique il est difficile d’en donner dignement l’expression sans produire de la déception en montrant une chose alors que l’attente en espérait une autre. Je sais également que se produisent parfois des quiproquos heureux qui font s’emballer les foules pour l’interprétation d’une œuvre à laquelle l’artiste n’aura même pas songé. Le porte-bouteille par exemple. Mais attendez la suite.
Une fois la présentation des artistes terminée, Saab enchaîna avec une performance qu’il avait minutieusement préparée. Il avait placé une voiture rouge sur le bord de l’excavation, et juste en dessous, une grande sculpture composée de bidons en plastiques particulièrement convoités par les habitants du quartier. Des grandes flammes rouges s’élevèrent soudain en vrombissant de la voiture à laquelle il avait mis le feu. Les gens se rapprochèrent rapidement en glissant pour certains dans la boue. Saab, juché sur un promontoire de terre haranguait la foule en moré avec son mégaphone. Il évoquait, m’apprit-il plus tard, le récent soulèvement populaire qui s’était opposé à la tentative de coup d’état, il parlait de la liberté, de la paix et il se moquait en passant des édiles qui pour une fois étaient descendus dans le trou où travaillaient les femmes. A un moment du discours, la foule se précipita sur la sculpture pour en arracher les bidons qui la constituaient. Des hommes, des femmes, des enfants, se bousculaient violemment, se battaient pour prendre les bidons des mains de ceux qui partaient avec, ils s’agrippaient les uns aux autres, une grappe humaine roula dans une mare de boue. Certains parvenaient à s’enfuir en emportant leur butin.
Pour clore son discours, Saab avait simplement déclaré, que maintenant, on pouvait prendre les bidons. Après un moment d’émeute au cours duquel il enfila un costume traditionnel pour se moquer des dignitaires, Saab reprit la parole pour raconter en français un conte africain qui révélait pourquoi le lion et la baleine vivaient l’un dans la savane et l’autre dans la mer en se tenant aussi loin de la côte que possible. Il y a fort longtemps, ces deux animaux étaient l’objet d’une dispute pour savoir lequel était le plus fort. Pour se départager, ils saisirent alors une corde, se placèrent de part et d’autres du rivage et se mirent à tirer chacun de leur côté. Ils tirèrent durant plusieurs jours sans résultat. Ils s’acharnèrent encore et la corde finit par casser. Ils se retrouvèrent alors aussi éloignés l’un de l’autre que leurs efforts les avaient propulsés.
Une bousculade m’empêcha d’entendre comment Saab parvint à déduire de cette histoire la morale suivante : pour garder cent animaux paisibles il suffit d’un homme et d’un bâton mais pour garder cent hommes qui se battent il faut cent hommes et cent bâtons.
La foule ne l’écoutait guère, elle connaissait déjà l’histoire et elle se dispersa dans l’excavation. La nuit commençait à tomber. Certains se rassemblèrent autour des musiciens qui n’avaient pas cessé de jouer. La nuit était là. Des ombres s’agitaient en silence. Je regagnai le bord du trou à l’aveuglette.
– La fête est finie, ils prennent tout, dit une voix dans le noir.
Je suis revenu sur les lieux le lendemain matin, accompagné par l’ami qui me logeait. Il ne restait plus rien, tout avait été emporté, pas le moindre morceau de plastique, de bois et de fil de fer ne traînait sur le sol. Je contemplais du haut de l’excavation le fond de terre glaise modelé par les femmes qui creusaient. Le soleil matinal chauffait paisiblement les dos penchés. Trois hommes vinrent nous parler avec un air gêné. « Des voleurs sont venus … » Je les tranquillisai en leur expliquant que j’étais particulièrement satisfait du résultat. L’art avait servi à faire la fête, il avait prouvé son utilité. Une heure après, il ne restait plus rien. Ce n’était pas du vol ajouta mon ami.
D’autres femmes attendaient autour du puits en portant de nouveaux bidons. Au moment où nous partions, un enfant arriva en courant pour arrêter la voiture.
– Elle vous appelle, elle vous appelle, vous ne l’avez pas saluée, criait-il. Nous sommes descendus de la voiture pour nous diriger vers l’attroupement de femmes rassemblées autour du point d’eau.
La reine de l’eau se tenait solidement agrippée au sommet de l’édifice dont elle avait la garde. Elle le recouvrait de sa corpulence et de son ample vêtement. Elle me regardait venir vers elle. Les femmes s’écartèrent et la gardienne que je saluai me tendit une énorme main en souriant, une main sculptée, une main épaisse et rude, une main de pierre, une main de ces statues massives ornant chez nous les fontaines d’agrément. |
Projet de construction pour Réinventer la ville, Ouagadougou, Burkina Faso, 2015 |