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Pièce supplémentaire 2008
Terre crue, bois, 240 x 40 x 400 cm
Réalisation et destruction de l'installation accompagnée d'une performance
Installation au musée de la céramique, Rouen
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Pièce supplémentaire 2008
Réalisation et destruction de l'installation accompagnée d'une performance
Histoire racontée durant la performance :
Mon père dessinait des vases en terre sur les pages du journal « le monde ». En vérité, il dessinait sur le monde. Il ne pouvait créer dans le vide. À l’origine, racontait-il, « la terre était informe et vide » et formait « un abîme recouvert de ténèbres ». Mais cet abîme était rempli d’eau.
Le vide était donc plein.
Comme j’avais du mal à comprendre ses explications contradictoires, il me disait, pour simplifier, que la terre était une bassine remplie d’eau que l’on ne pouvait voir en raison de l’absence de lumière.
- Une bassine en terre alors, un vase ?
- Si tu préfères.
Dans son esprit, l’abîme devait pouvoir tenir dans le gobelet pour aquarelles qui lui servait à rehausser ses dessins de couleurs. Sur la grisaille des nouvelles du jour surgissaient les figures de sa création. Il ne pouvait créer sans histoire. Et des histoires, il en faisait. Dans certains cas c’était un sacré emmerdeur.
Il dessinait des vases et des femmes nues stylisées. Il établissait une relation confuse entre les vases et le ventre des femmes enceintes, entre l’utérus et le vase. Bien qu’ils ne soient pas de même nature, il en retenait l’aspect utilitaire. Les différences de contenant et de contenu ne l’intéressaient guère. Un article du Readers Digest concernant l’origine de la terre l’avait fortement impressionné. Il prétendait depuis que les femmes l’avaient modelée et qu’elles étaient à l’origine de la poterie. La théorie de l’évolution, pensait-il, avait sous estimé l’influence du travail manuel sur la génétique, particulièrement chez les femmes. Sa conception de l’évolution de l’humanité était déterminée par la création des premiers récipients.
Mon père était un rêveur, il rêvait essentiellement sur le sens pratique des choses en imaginant ce qui pourrait être le plus commode. Mais c’était toujours compliqué à mettre en œuvre.
Pour vérifier sa théorie, il tenait absolument à ce que ma mère fasse de la poterie. Il pensait qu’elle était plus prédisposée qu’une autre pour entreprendre cette tache : femme et sage-femme, elle avait une double légitimité à ses yeux.
Elle modela des vases sur les instructions de mon père en réalisant les formes, ventrues comme il se devait, qu’il avait imaginé qu’une femme laissée à son instinct naturel devait immanquablement créer, et prouver ainsi la justesse de sa théorie.
Mon père se chargea de les cuire. Il construisit un four à bois. Le feu lui incombait. Mais il le poussa avec une telle ardeur, que les pièces s’avachirent mollement sur les plaques d’enfournement. En fondant, les poteries utilitaires s’étaient transformées en céramiques d’art, pour ne pas dire en sculptures. L’histoire de l’art est émaillée de tournants historiques fondés sur des erreurs stratégiques.
Si je raconte cette histoire personnelle qui révèle l’origine de mon engagement artistique, c’est pour montrer qu’un lien étroit unit l’histoire intime de chacun à la société par l’intermédiaire de la terre. La céramique en est l’illustration : nous mangeons tous dans des assiettes, buvons dans des bols et des tasses et utilisons assez couramment divers récipients façonnés en terre glaise. Nous avons tous une histoire à leur sujet à raconter. Surtout en ce qui concerne les assiettes. Pour en revenir aux miennes, je me souviens que mon père éprouvait un malin plaisir à casser les nôtres au cours des scènes de ménage, à l’occasion desquelles il reprochait à ma mère son scepticisme. Elle préférait aider à mettre des enfants au monde, ça rapportait plus au ménage.
Cependant, le bris de vaisselle, couramment répandue à l’époque, ruinait un peu plus chaque jour les familles des quartiers populaires.
Ces drames de la vie quotidienne donnèrent l’idée à mon père de fabriquer de la céramique utilitaire à bas prix. Il croyait pouvoir sauver de la misère les foyers en péril en mettant à un prix abordable le prix des scènes de ménage. Il n’était pas persuadé que la beauté adoucisse les mœurs, mais il tenta d’améliorer la qualité artistique de la vaisselle en espérant détourner l’humeur belliqueuse des hommes vers des objets moins utiles à leur existence. Mais c’était compter sans le plaisir que l’on éprouve en lâchant sur le sol une pile d’assiettes.
Ce geste gratuit réclamait des sacrifices, c’était un luxe qui comportait sa part de beauté, et je ne peux tout à fait écarter qu’il soit à l’origine de ma conception du geste artistique.
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