QUESTIONS / Préparation de l’exposition Spunti à la galerie Sintitulo / Claire Migraine à Arnaud Vasseux, été 2010.

Spunti est une œuvre réalisée spécifiquement pour la galerie Sintitulo, in situ. Comment se situe précisément ta pratique par rapport à une prise en compte du contexte de présentation des œuvres ? Par extension, dans quelle mesure te retrouves-tu dans l’analyse de l’art contextuel proposée par Paul Ardenne (Un art contextuel, création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Paris, Éditions Flammarion, 2002), malgré le fait que tu prépares spunti pour un lieu institué, une galerie ?
L'analyse d'un contexte peut se développer selon plusieurs angles de vue ou dans la prise en compte d'un faisceau d'observations. La galerie d'art n'est pas hors du monde. Pour ma part, je ne refuse pas ces lieux conventionnels de diffusion artistique. L'exposition est une manière de prendre position et chaque nouvelle invitation constitue le moyen d'intensifier le débat entre une proposition spécifique, l'espace physique de la galerie et l'espace plus vaste des créations artistiques actuelles. Il ne s'agit pas pour moi de célébrer le lieu ou de l'orner, mais plutôt, en considérant ce qu'il donne à voir, dans ce qu'il a de plus ordinaire ou que l'on ne voit pas ou plus, d'imaginer comment agir, par quel(s) gestes, d'élaborer une autre construction qui modifie nos habitudes de perception. Ce que je vise est une tension qui comprenne plusieurs niveaux de sens, entre le lieu et ce qui se joue et me motive à l’intérieur de ma pratique.
L'analyse de Paul Ardenne prend appui sur certaines formes artistiques qui se sont manifestées en dehors des lieux institués. Sous le terme "contextuel", il regroupe des pratiques dont les motivations sont très éloignées. Il est difficile d'éviter le rapport à l'art in situ mais, vis-à-vis des démarches qui s’en revendiquent, je n'adhère pas aux multiples stratégies d'occupation de l'espace. Je ne souhaite ni manipuler ni capturer le spectateur. D'une certaine manière, c'est déjà fait. Sans exclure le choc, une certaine violence ou provocation, l’espace qui m’intéresse agit comme une interruption, quelque chose comme un trou, quelque chose qui ne va pas de soi, qui nous décentre.
Certains parti-pris, cités dans l'ouvrage de Paul Ardenne, pour se faire connaître, ont dû recourir à des moyens de communication qui ne les coupent pas, pour autant, du milieu de l'art et de ce qu'ils croient critiquer. Bien au contraire. On trouve d'ailleurs de nombreuses oeuvres des artistes cités sur le marché et dans les galeries d'art. Il y a des exceptions, bien sûr. Une pratique qui ne privilégie pas la représentation n'exclut pas le souci du réel et des choses concrètes. Je ne crois pas que parmi les modernes et les avant-gardes des années 60, les plus abstraits d'entre eux aient été automatiquement coupés du monde. Il me semble que leur goût pour la liberté et les moyens qu'ils ont développés pour y parvenir relèvent d'une pensée esthétique et politique ambitieuse qui dépasse largement les prétentions à la radicalité de certains de nos contemporains. C'est la limite que l'on perçoit aujourd'hui où la communication a pris le pas sur ce qui est produit dans la réalité. Je regrette que la question de la liberté et de notre rapport aux pouvoirs soit moins prégnante dans l'esprit des artistes aujourd'hui.

Dans quel héritage artistique inscris-tu l’attention que tu portes au processus dans la réalisation même de tes œuvres ?
Les artistes auxquels je pense le plus souvent sont certains américains des années 60 et 70 que l'histoire de l'art a rangé dans 2 ou 3 tiroirs : art conceptuel, art minimal et process art. Certains m'apparaissent incontournables comme Eva Hesse, Bruce Nauman, Richard Serra ou encore l’artiste d’origine mexicaine, Gabriel Orozco. Mais il y a beaucoup d'autres artistes et d'oeuvres qui forment et travaillent mon imaginaire sans aucun souci de cohérence temporelle ou esthétique.

Tu portes un intérêt particulier aux limites de la matière, ce moment fugace où elle prend une forme particulière (sa forme aboutie ?) avant de se détruire, de se déliter ou de s’écrouler. Considères-tu tes productions éphémères in situ comme des instants à capter et à éprouver, ou comme des œuvres finies et identifiées ?
Si nous parlons des cassables et des sculptures construites en plâtre non armé, l'effet produit me semble comprendre une sorte de ruine inversée ou ruine à l’envers comme disait Smithson. Quelque chose se tient là sans aucune évidence, fraîchement démoulé et pourtant dans l'expression de sa disparition à venir. J’espère que l’on comprend qu’il ne s'agit pas de faire une ruine ni de convoquer son image ; je ne représente pas.
La sculpture se perçoit dans le déplacement et jusqu'à une relative proximité. Sa charge tient surtout à sa physicalité et à la perception de sa précarité. Ne pas en faire l'expérience, devient autre chose : ces sculptures ne sont ni photogéniques, ni ne tendent à illustrer un message ou un discours entendu (ou non), c’est pourquoi elles se distinguent du courant dominant de la sculpture d’aujourd’hui qui fabrique des images sculptées.

Considères-tu que la forme est dans une incarnation finie, ou bien dans le mouvement de son apparition/disparition ?
La forme est essentiellement mouvement. Et si on voulait insister dans ce sens, je dirais que ce sont des formations plus que des formes qui sont présentées. Il y a un caractère transitif du fait de l'emploi inhabituel d'un matériau et, par ce biais, ce qu'il donne à voir des différents états de la matière jusqu'à sa plasticité réelle pendant l'exposition, qui peut d'ailleurs être fatale pour l'intégrité de la sculpture. Il s'agit donc bien pour moi d'une évolution, de l'acceptation de changements plus qu'une chose finie ou achevée. D’où mon intérêt pour cette théorie de la formativité qui a tant influencé Umberto Ecco dans son analyse et conception de l' « oeuvre ouverte ».

Est-ce une acception traditionnelle du temps qui est à l’œuvre dans tes sculptures éphémères ? Comment re définis-tu les rapports à l’espace et aux temps dans l’approche de tes œuvres éphémères ?
La sculpture est généralement associée à la pérennité. Mes sculptures précaires sont rigoureusement invendables. Elles ne collent pas à l'idée d’un bien conservable ou échangeable, attaché à la collection et je ne veux leur substituer aucun autre objet pseudo artistique (photographie, livre rare, fragments). Même si des formes d'art éphémère sont revendiquées depuis les années 1920, de nombreuses possibilités persistent et avec d'autant plus de pertinence lorsqu'on veut bien considérer l'influence du marché sur les productions artistiques contemporaines. Pour l'instant cette influence est minimisée ou banalisée au nom des liens historiques qui unissent l'art et le pouvoir (institutionnel ou privé). J'espère que l'on perçoit que l'époque a changé et que la question de l'économie de l'art et des moyens est légitime.
Le caractère expérimental de ma pratique permet d'envisager et de matérialiser différentes formes du temps : cela va de l'instant (par exemple, la prise dans Déchiré / retourné (2009)), au moment (les Réticulés et les Sprays) puis à la durée, ou encore la séquence avec les Zootropes. Les Cassables, par exemple, condensent des temps différents dans la fine épaisseur d'une paroi stratifiée non arrêtée. On sait aujourd'hui que la matière interagit avec l'espace-temps et que c'est en explorant les particules élémentaires que notre conception de l'espace et du temps se modifie. Ce qui m'intéresse c'est la manière dont cette logique des particules se rencontre dans la vie courante. Il y a une fascination à observer les traces du temps dans notre environnement immédiat et dans nos déplacements ordinaires : une tâche, un paysage, une fissure, un tas, un dépôt, un trou, une empreinte, tous ces éléments nous mettent en contact avec le mouvement du temps et la mémoire.

Dans quelle mesure, ce type d’art te rapproche-t-il de la performance ? Vis-tu la réalisation de ces œuvres comme un performeur, notamment dans l’importance accordée au geste, dans sa double acception de mouvement et d’étape d’accompagnement vers le développement de l’œuvre, de genèse ?
Je reste curieux de l'évolution de la danse et des "actions" où le corps est l’outil principal, où il est engagé dans l’acte créatif. Les catégories ne sont plus étanches. On voit bien comment la danse est informée et influencée par les "arts plastiques" déjà depuis plus d'un siècle ; la réciprocité ne concerne que quelques exceptions. À l'intérieur du processus, le geste ordonne la suite des opérations. J'associe le geste à l'intuition et à l'improvisation, sans aucune perspective de maîtrise mais plutôt comme hypothèse, pour voir ce qui se produit, ce qui arrive. Il faut ménager une place pour ce qui se passe sans nous. J'ai le sentiment qu'il s'agit d'un espace de travail bipolaire, qui va de l'intuition, du geste au laisser agir, puis à la reprise. Toujours recommencé. L'aspect concret de la construction tient à un certain nombre de principes auxquels j'essaie d'être attentif au maximum, ce qui peut se rapprocher de certaines pratiques chorégraphiques (la danse contact par exemple). D’autre part, la réalisation de ces pièces éphémères requiert l'usage de moules parfois de grandes tailles, de bâches de protections, éventuellement de structures, de cordes. Cela implique que je ne vois pas, en cours de réalisation, ce que le spectateur découvre. Il n'y a pas de correction possible. C'est quasi photographique, et entièrement visible qu'au terme du processus. Ce mode d’apparition conserve une grande part de surprises.

Prévois-tu malgré tout de conserver une trace de ces œuvres ? Comme certains artistes ont pu réaliser des produits dérivés d’œuvres fugaces (développant ainsi une économie parallèle leur permettant de produire à nouveau), envisages-tu des documents d’archive qui puissent, paradoxalement, faire œuvre après la disparition de l’œuvre éphémère ?
La seule trace matérielle que j'envisage est le livre. Le livre en tant qu'il rassemble des documents sur les travaux des artistes constitue un outil de mémoire relativement facile d'accès. C'est d'ailleurs par ce biais que j'ai découvert la majorité des oeuvres d'outre-Atlantique ou de certaines grandes collections. Internet ne possède que peu d'archives artistiques ; dans ce domaine, il est essentiellement utilisé comme outil de communication et d'information, pour véhiculer des images plus que des travaux critiques. On est loin de la richesse des archives en sciences humaines et scientifiques accessibles sur le Web. Donc, pour répondre à ta question, pas de produits dérivés ou de substituts commercialisables. Dans le cas de Christo et Jeanne-Claude, ces produits fonctionnent avant tout comme moyen de financer des projets ; ce n'est vraiment pas ma logique.

Considères-tu le moment de vie de ces productions éphémère comme un événement, une intensification particulière d’un espace et d’un temps déterminés ?
Oui, bien sûr, mais il en va ainsi pour toutes les expositions dont la conception comprend et considère le lieu qui les accueille. Je me rappellerai sans doute encore longtemps de l'exposition de Robert Ryman à l'espace Renn Production de Claude Berri en 1991 ou 1992. Je pourrais quasiment replacer chaque oeuvre dans l'espace.

Quelle place accordes-tu au public de tes œuvres éphémères ? Est-il contemplateur, ou souhaites-tu qu’il s’inscrive réellement dans une démarche d’expérimentation physique de l’œuvre ? La place d’un corps physique est-elle pensée en amont de la conception de la forme du volume ?
L'exposition se construit comme un réseau de relations qui exige, pour le percevoir, une déambulation et une disponibilité. Ces constructions appartiennent au champ de la sculpture ; on n’est pas sommé de s'arrêter, ou de s'asseoir. Dans le déplacement, on rencontre des passages et des contraintes immédiatement incorporés. Différentes distances sont envisagées dès le début ; je n'exclus pas un effet-retard pour certaines sculptures qui rebutent par leur aspect ou provoquent l'évitement. La perception de leur fragilité ou des forces en jeu participe du sens que chacun détermine dans l'expérience de l'exposition.
Par exemple, je ménage la proportion de certains volumes en fonction d'un nombre très limité de personnes. Il n’y a, parfois, d'espace que pour un seul individu. Certaines de mes sculptures semblent monumentales au premier abord, or je fais très attention à développer les sculptures à une échelle humaine, où c'est le corps qui donne la mesure, non l'architecture. Cette trivialité, loin des logiques de colonisation de l'espace, veut privilégier une forme d'esquive qui permet un autre regard sur le lieu.

L’intérêt des artistes pour les matériaux « non-nobles » n’est pas nouveau. Quelle serait la place particulière que tu souhaites occuper dans ce dépassement de la matière brute première, que tu mets en tension et pousses à ses limites ? 
Mon intérêt se porte davantage vers les propriétés plutôt que le dépassement d'un matériau. En manipulant un matériau, un artiste en modifie aussi sa valeur, cela influence les jugements esthétiques mais en ce qui me concerne, le matériau n'est pas anobli ; il ne subit pas de traitement particulier, il reste brut. Même si je l'emploie de manière décalée et inappropriée, je le travaille très peu. Ses différents aspects (lisse, rugueux, mat, brillant) apparaissent dans la sculpture et surtout par l'emploi d'un moule. Le plâtre est d'abord un matériau du bâtiment et c'est par mon expérience des chantiers et la manipulation à l'atelier que je l'ai progressivement envisagé autrement. Un matériau trivial me semble plus adapté ; il appartient au monde dans lequel nous vivons. Depuis plusieurs années, je marque une préférence pour les matériaux qui changent d'états.

Romantisme et sublime sont deux notions qui surgissent lorsque je regarde ton oeuvre. La première notamment dans cette sensation « poétique » d’élévation suscitée par les sculptures. La seconde comme impression quasi physique d’un calme mêlé de terreur (ici par exemple le risque de chute), de frisson agréable. Comment analyserais-tu ces deux notions par rapport à ton travail ?
Tu évoques, sans doute, ces différentes notions vis à vis des parois verticales réalisées à Istres, à Montbéliard et plus récemment dans une chapelle du Morbihan. Mais d'autres sculptures se construisent horizontalement (Contre / Gegen, 2008) ou sont comme condensées, repliées ou effondrées (Calade, 2010, chambre à Ligny, 2009). Des images surgissent, remontent avec plus ou moins de force pour chaque sculpture. En tant qu'apparition ou événement, on est tenté, par habitude peut-être, d'interpréter en faveur d'un au-delà de ce qui réel. Quelques dispositions m’empêchent d’envisager ces notions sérieusement. Je suis dans un autre état d’esprit qui admet la prérogative du réel. Je nourris une méfiance certaine à l’égard des idéalisations ou encore du « poétique » lorsqu’il n’est plus relié à la réalité.