Elvia TEOTSKI 

 
Sans fin, 2022
Impressions alimentaires, anneaux métalliques, aimants, 60 x 60 x 190 cm
Photographies Cyrille Cauvet

Elvia Teotski est profondément émue par tout ce qui est animé d’une vie rebelle et indomptable, par ce qui prolifère, s’émancipe et résiste à l’interventionnisme humain.
Les images de la nouvelle version de Sans fin recomposent une vue du crassier de l’Éparre. Ce n’est qu’en contournant l'installation qu’on devine son sommet encore dénudé au milieu d’une végétation qui l’encercle. Dans ces impressions à l’encre alimentaire sur du papier azyme, les accidents et imprévus techniques se conjuguent à la porosité du support pour créer une image en mouvement. Les torsions du papier y répondent malicieusement aux tremblements des feuilles représentées.
 
 
 
 
Sans fin, 2022
Détails
Photographies Cyrille Cauvet
 
 
 
 

Sans fin, 2021
Impressions alimentaires, 450 × 252 cm
Photographies Benoît Mauras

En prolongement visuel des voûtes dans l’espace s’étend un paysage peu défini, composé sur des centaines de feuilles de papier azyme. L’impression alimentaire Sans fin montre en plan rapproché une suite de bosses régulières à perte de vue, sans échelle ni autres repères. Issue de sa recherche sur le littoral breton, cette image de voiles, dits "de forçage", utilisés pour protéger les plantes maraîchères des insectes et du froid, prolonge ainsi l’installation Molusma. Comme les briques, le papier azyme se gorge de l’humidité ambiante, se voile et réagit à la lumière. Faite d’une matière comestible, l’image composée montre cependant un paysage façonné par une pratique agricole industrielle, recourant à des matériaux à base de pétrole, comme la bâche percée, dont la beauté régulière apparente recouvre les effets nocifs des matériaux polluants employés.

Lotte Arndt

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Molusma

Molusma, en grec, signifie la tâche, la souillure. Le terme fut proposé dans les années 1960 par le biologiste marin Maurice Fontaine1 pour désigner l’ère géologique actuelle, marquée par la production des déchets, mais fut délaissé par la suite en faveur de anthropocène.

L’exposition d’Elvia Teotski revalorise ce rebut de langage tout comme elle réemploie plus largement des matériaux déclassés ou abandonnés. Elle accueille les publics dans un espace vivant, auquel on accède par un voile qui marque le passage à un environnement habité et expérimental, où des mouvements à peine perceptibles s’opèrent en permanence. Les humains entrent dans un espace où elles et ils sont peut-être minoritaires. Chacun·e est invité·e à une déambulation attentive dans un environnement où différentes composantes organiques coévoluent, loin de toute manifestation spectaculaire. L’exposition, conçue comme un ensemble, demande de prendre son temps, d’accueillir les odeurs et mouvements minimes qui témoignent de la présence d’autres êtres vivants et de processus biologiques à l’oeuvre.

Molusma prend son point de départ dans les recherches approfondies menées par l’artiste le long des littoraux bretons, marseillais et mexicains, territoires entre lesquels elle tisse des liens et dont elle interroge les connexions. Formée en tant qu’agronome, Elvia Teotski investit l’espace mouvant où des formes de vie interdépendantes se sédimentent et où les sociétés humaines laissent des empreintes. Ses recherches l’ont ainsi amenée au Mexique, où elle a élaboré des installations évolutives réalisées par strates de déchets domestiques et agricoles collectés aux abords des plantations depuis l’époque coloniale (2019). À Marseille, une recherche sur l’impossible recyclage de déchets toxiques à partir des boues rouges issues de l’extraction industrielle de l’alumine, a prolongé ses enquêtes sur les déséquilibres environnementaux (2020). C’est aussi lors de ces projets qu’elle a commencé à s’intéresser à la prolifération des algues d’échouage (sargasses dans les Caraïbes et algues vertes et brunes en Bretagne et sur le littoral méditerranéen).

En Bretagne, elle a poursuivi ses expérimentations autour de différentes techniques anciennes de construction, intégrant des composantes organiques en lien étroit avec l’expérience du territoire et ses habitant·es multiples. Ainsi, à partir de patientes observations de milieux à la lisière d’activités agricoles et marines, elle a engagé des dialogues avec des activistes, des professionnel·les du bâti ancien et des scientifiques (par exemple à la station biologique de Roscoff) et a réalisé des prélèvements.

Associant des matériaux altérés par l’action humaine, qui débordent les intentions initiales et engendrent des processus entropiques2, Elvia Teotski explore ce que l’anthropologue Anna Tsing appelle une écologie férale : un environnement composé d’êtres domestiqués, dont l’évolution échappe au contrôle humain3. L’artiste investit ces configurations instables, où des formes de vie surgissent dans les destructions causées par la promesse productiviste moderne de rendements toujours croissants. Elle s’installe sur les points de bascule où de nouvelles formes d’existence émergent dans des milieux affectés et y développe des propositions spéculatives. L’ensemble des travaux de l’exposition opère ainsi avec les enchevêtrements entre histoires humaines et non-humaines, matériaux organiques et transformés, toxicités apparentes ou imperceptibles, transmissions culturelles soignées et bouleversements environnementaux violents.

L’exposition présente l’installation Molusma, composée d’un ensemble de sculptures faites d’adobes, briques en terre crue intégrant des algues comme liant, produites en partie lors d’un chantier participatif à la briqueterie solidaire TERRE, communauté Emmaüs à Chevaigné. Les briques sont fabriquées en utilisant de la terre récupérée de chantiers, des algues d’échouage et des détritus de plage en les associant à d’autres matériaux comme des briques érodées par la mer ou récupérées sur des chantiers dans la ville : l’ensemble nourrit des constructions complexes, faites à partir de matières déclassées, considérées comme inutiles ou invasives et ici revalorisées. Le processus de travail implique des réseaux locaux et repose sur des apprentissages, partages et transmissions de savoirs avec les participant·es. En préparation à son exposition, Elvia Teotski s’est elle-même formée à la maçonnerie terre crue auprès des Grands Ateliers à Lyon, mettant ainsi à l’oeuvre une technique utilisée déjà dans l’antiquité égyptienne pour la construction des voûtes nubiennes.

Sur la base de ce savoir-faire, elle assemble les briques dans l’exposition en éléments sculpturaux dans des états transitoires, en équilibre précaire. Elles absorbent l’humidité ambiante et deviennent le support de moisissures ou se rétractent en séchant, altérant ainsi cet équilibre.

  Des criquets nichent dans les interstices des constructions et s’inscrivent à leur tour dans un cycle alimentaire : alors qu’ils sont nourris avec les restes du marché avoisinant, ils sont eux-mêmes une source de protéines à bas coût monétaire et énergétique, un aliment potentiel à usage humain et non humain. L’introduction des criquets ouvre à une réflexion spéculative sur une alternative à l’élevage intensif, dans une région où les grandes concentrations de poules et de cochons contribuent à d’importants effluents azotés dans les eaux souterraines. En créant un espace dans lequel les publics sont accueillis dans des installations organiques hébergeant des insectes, Elvia Teotski soulève la question de ce qui est considéré comme nuisible et utile, de qui doit être protégé de qui et de quelles cohabitations sont possibles, y compris au sein de l’exposition.
En prolongement visuel des voûtes dans l’espace s’étend un paysage peu défini, composé sur des centaines de feuilles de papier azyme. L’impression alimentaire Sans fin montre en plan rapproché une suite de bosses régulières à perte de vue, sans échelle ni autres repères. Issue de sa recherche sur le littoral breton, cette image de voiles, dits "de forçage", utilisés pour protéger les plantes maraîchères des insectes et du froid, prolonge ainsi l’installation Molusma. Comme les briques, le papier azyme se gorge de l’humidité ambiante, se voile et réagit à la lumière. Faite d’une matière comestible, l’image composée montre cependant un paysage façonné par une pratique agricole industrielle, recourant à des matériaux à base de pétrole, comme la bâche percée, dont la beauté régulière apparente recouvre les effets nocifs des matériaux polluants employés.
Posées contre le mur sur des échelles fruitières de récupération, sèchent des algues blanches. Le reste des vagues reprend en le traduisant le titre japonais du livre Nagori de Ryoko Sekiguchi5, qui évoque la nostalgie du dernier fruit de la saison et l’avenir incertain. Le travail renvoie à la vulnérabilité des organismes (marins) face aux traitements chimiques et aux pollutions industrielles, tout en comprenant une ruse plastique : alors que leur aspect décoloré brouille la certitude des limites entre nature et culture, les sculptures sont une tautologie plastique, un moulage d’algue à partir d’un matériau lui-même extrait d'algues brunes. Blanchi chimiquement, l’alginate devient lui-même sculpture. Alors que la vie même semble arrêtée par l'absence de pigments, composants essentiels de la photosynthèse, les sculptures moisissent et font ressurgir dans ce processus de décomposition des organismes vivants.

Dans l’obscurité d’une salle à part, apparaissant et disparaissant au fil d’une projection vidéo, se dessinent les mots Zone sensible. Ils s’esquissent par fragments, s’effacent et se recomposent, ce qui rend la lecture difficile. Elvia Teotski a réalisé cette vidéo à l’issue de nombreuses expérimentations avec des bactéries marines bioluminescentes, en échange avec l’Institut Méditerranéen d’Océanologie de Marseille. Sa forme sensible renvoie à l'invisibilité de ces organismes marins, mais également à leur capacité à se faire sentinelle de la présence de métaux lourds et d’autres dangers potentiels dans l'eau. Le tube dans lequel évoluent les bactéries, se vide et se remplit ; l’image rend apparente la fragilité délicate des organismes qui la produisent. La zone sensible ne se présente ici pas uniquement comme un environnement qui nécessite un soin particulier. Elle participe également d'une esthétique non événementielle qui demande une attention fine : avec un humour certain, le dispositif mime une écriture au néon, forme phare et clinquante de l’art contemporain. En déplaçant l’effet d’annonce du néon vers des apparitions minimes, Elvia Teotski invite à une alternative aux mises en scène spectaculaires et souvent énergivores de certaines oeuvres d’art. Par le recours à des organismes fragiles, dont la luminosité signale un danger imminent, elle rappelle que les humains sont aussi des prédateurs.

L’invitation d’Elvia Teotski dans le cycle Lili, la rozell et le marimba, dédié à l’art contemporain et aux pratiques vernaculaires, propose d’élargir la focale sur les savoirs et pratiques spécifiques à un lieu au-delà des humains. Il s’agit de prendre en compte les interactions précaires dans des environnements vivants et habités, que l’artiste développe avec les matériaux présents sur place. L’exposition émerge ainsi dans un processus organique, réunissant de multiples acteurs humains et non-humains et comprenant une part d’imprévisible importante.
Au moment où les élevages intensifs et leurs conséquences néfastes pour les animaux, les sols et le milieu marin sont exposés à une critique grandissante en Bretagne et ailleurs, l’exposition Molusma invite ainsi les publics à entrer dans la « zone sensible », à se mettre à l’écoute et à en prendre soin.

Lotte Arndt
 
 
 
 

Sans fin 2018
Impressions alimentaires, 200 x 300 cm
Au sol : Sans titre 2018
Sculpture de Jeremy Laffon
Vues de l’exposition Mauvaises graines, la Galerie, Collège Gérard Philippe, Montpellier, 2018
Photographies Benoît Mauras

L’œuvre est issue d’un double effet de transformation : le premier, plus conceptuel, est que l’œuvre ici accrochée en de multiples feuilles A4 est le résultat photographique d’un instant capturé dans le processus de réalisation d’une œuvre antérieure (Cahin Caha -version 1), qui elle-même trouve sa forme finale par réduction et cristallisation du volume de sucre de ces multiples barbes-à-papa posées sur leur grille de bois.
Le second effet de transformation est davantage physique : les feuilles de papier azymes et l’encre n’étant par essence pas vouées à durer (car comestibles) sont donc destinées à évoluer avec le temps, l’humidité de l’air, etc ; soit par rétractation voire par décomposition progressive, soit disparition de l’encre (par l’effet de la lumière), soit par ingestion par différents insectes parasites (mais cela est une autre affaire..), perturbant ainsi la lisibilité de l’image dans son ensemble.

 
Sans fin 2018
Photographie Amandine Capion
 
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