Manuel RUIZ VIDA 

 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
   
 
Passage 2002-2020 (sélection)
Technique mixte (huile, laque, goudron, poussière…) sur matériaux divers (toiles, radiographie, carton, bois…)
 
 
Jenseits des Realen / Au-delà du réel

La première fois que je rencontrais Manuel Ruiz Vida, jeune artiste alors en résidence à la Plate-Forme, ce qui probablement me marqua le plus, c’est qu’entre l’espace de travail où je pénétrais et les œuvres que je découvrais, il y avait comme une sorte de continuité. Où était la réalité ? Dans l’atelier, maculé de peinture et éclairé d’une lumière sourde, ou dans l’œuvre, toute entière baignée dans des gammes sombres de gris (gris-bleu, gris-vert), où la peinture semblait frappée par la vigueur des formes monolithiques qui surgissaient de ses toiles et renvoyaient irrésistiblement à l’univers dantesque du complexe sidérurgique et portuaire tout proche. J’y trouvais comme un condensé de la force expressive de la peinture nordique et de la puissance tragique du vérisme espagnol.
Manuel Ruiz Vida peint des objets et bâtiments qui lui sont familiers : récipients, bétonnières, cuves et engins de chantiers, containers, hangars, réservoirs et entrepôts du port de Dunkerque, bunkers… Mais ceux-ci ne sont pas tirés de n’importe quel quotidien : couvert de peinture, tachés, ses récipients, seaux, bassines et bidons d’essence, sont ceux qu’il utilise pour son travail ; rouillés, salis, ses bâtiments évoquent le labeur du monde ouvrier, la sueur et le sang. Ils parlent d’une région, le nord de la France, profondément marquée par la révolution industrielle. Ces éléments sont traités de manière synthétique ; réduits à de simples formes géométriques, massifs, ils se découpent violemment sur un fond quasi monochrome traité dans des gammes sourdes de gris. La matière y est épaisse, profonde, granuleuse. De plus, comme pour mieux saisir le passage du temps, Manuel Ruiz Vida utilise parfois directement comme support le linoléum maculé de peinture de son nouvel atelier ou des radiographies sensées recueillir l’image intérieure et cachée des corps.
Ses RECIPIENTS (2002-2004), outils usuels, frappent par la monumentalité de leur format, la violence des contrastes d’ombre et de lumière, l’opposition franche entre les blancs, les couleurs- tantôt un jaune vif, tantôt un rouge, tantôt un bleu clair- et les gris aux multiples nuances. Dans sa série HANGARS, l’artiste joue de l’organisation savante de carrés et rectangles, qui se coupent orthogonalement, noyés dans un fond gris saturé que viennent aviver des fulgurances de couleurs éclatantes. La silhouette du hangar disparaît au profit d’une composition quasi géométrique. Comme dans sa série PASSAGES, ou dans cette autre, STRUCTURES, le regard butte inexorablement sur le fond de la toile et les ouvertures qu’il dépeint semblent singulièrement obturées. Nous sommes loin des fenêtres de Matisse ou de Buraglio, qui ouvrent vers la lumière et le monde extérieur ; tout au contraire, il semble que l’univers de ses œuvres se referme pour ne donner à voir que le réel, à savoir le support de l’œuvre et la matière de la peinture elle-même. Cette impression est d’autant plus oppressante dans les PASSAGES ou les STRUCTURES que l’artiste y inscrit clairement la silhouette de vraies ouvertures, portes ou fenêtres, mais celles-ci sont aveugles et ne débouchent que sur l’espace fermé de la toile.
Par ailleurs, comme pour épuiser le motif devenu une forme sujette à variations, Manuel Ruiz Vida travaille systématiquement en séries, séries qu’il peut reprendre pendant plusieurs années. Il y donc réellement, dans ce travail qui s’expose comme figuratif, de l’abstraction, ce que l’artiste, volontairement ou involontairement, exprime depuis peu dans les titres même de ses œuvres : STRUCTURES, SCULPTURES, PASSAGES, voire cette étrange et inquiétante œuvre SANS TITRE, bibliothèque aux ouvrages transformés en pierres ou pure composition ?
Le container, l’immeuble désaffecté ou le blockhaus ne sont plus qu’un prétexte d’une écriture formelle, prétexte aussi à saisir la violence et la poésie du monde du travail, l’usure et l’empreinte du temps. Ce que l’artiste donne finalement à voir, c’est aussi et surtout la peinture elle-même dans sa matérialité et sa transcendance. Il ne s’agit plus de représenter mais de construire une nouvelle réalité, celle de l’œuvre.

Aude Cordonnier, conservateur des musées de Dunkerque
Extrait du texte du catalogue de l’exposition « Jenseits des realen / Au-delà du réel », Kunsthalle Rostock et institut français de Rostock, Allemagne 2008
 
 
 
 
 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
 
             
 
 
 
 
Passage 2005-2007
Huile, pigment et laque sur radiographie, 16 x 15,5 x 13,5 cm chaque
Collection du Musée départemental de Flandre, Cassel
 
 

Les pertes

Manuel Ruiz Vida est fasciné par la matière, insaisissable, perpétuellement en mouvement, subissant le temps qui la transforme, l’érode. Il ne prétend aucunement la dompter mais se laisse porter par elle.
Il est un alchimiste de la couleur, mixant des verts, des bleus, des blanc-gris, des noirs plus rarement des jaunes et des rouges. La succession de couches de peinture qui finalement semblent s’entremêler donne à la fois à l’oeuvre un aspect granuleux, accentuant par là même l’effet de matière, mais aussi une épaisseur. De cette stratification naît la forme. Ici ce ne sont plus des containers, entrepôts ou autres bâtiments témoins de l’ère industrielle que Manuel Ruiz Vida met en exergue, mais des blocs monolithiques qu’il intitule étrangement ou naturellement « passages ». Ces stèles, aux tonalités sombres, oppressantes, sans épitaphe, vides de tout et pleines à la fois, sont écrasées par l’absence volontaire
de perspective.
Portes fermées à l’espoir, elles ne sont pas une fin en soi. Il faut contourner la forme, l’oublier, se perdre dans les méandres de la matière pour trouver l’insoupçonnable sursaut de vie. Les teintes gris bleus voire noires prédominantes aux premiers regards laissent entr’apercevoir des blancs éclatants chargés de lumière.
Le passage, c’est la transformation d’un état à un autre, c’est le mystère de la création, c’est cette succession de peaux qui constituent l’oeuvre de Manuel Ruiz Vida. La matière est l’essence même de la vie. Pas étonnant alors que l’artiste sciemment ou inconsciemment ait eu recours à des radiographies
comme support. Translucides mais accrochant la matière, souples et rigides, vouées peut-être à la disparition, elles témoignent de cette quête incessante de l’artiste à dépasser les tensions, à défier le temps, à révéler le beau, le vrai, l’essentiel.
Ces seize petits formats se caractérisent à la fois par leur unicité et par leur disparité. Vues de manière collective, ces stèles deviennent cimetières et évoquent par leur alignement rectiligne ceux de la Première Guerre mondiale, à l’instar des tombes des soldats anonymes qui se sont sacrifiés pour leur pays, elles demeurent nues, sans aucune inscription, laissant place au cheminement personnel de chaque regard.

Sandrine Vézilier 2008, texte du catalogue de l’exposition Par sacrifice et du catalogue Œuvres choisies du Musée Départemental de Flandre, Cassel

 
 
 
 
Passage 2002
Huile et laque sur toile, 140 x 105 cm
 
Passage 2004
Huile, laque et pigment sur toile, 140 x 105 cm
 
Passage 2002
Huile, laque et pigment sur toile, 140 x 105 cm
Collection Rabbot Dutilleul Entreprise, Lille
 
Passage 2002
Huile et laque sur toile, 140 x 105 cm
 
Retour