Manuel RUIZ VIDA 

La salle d'exposition 2004
Huile, laque, pigment sur radiographie et papier peint marouflé sur toile, 175 x 245 cm
Collection Télérama, Paris
Voir un agrandissement
 

L'annonce de la nuit déjà plongeait le paysage dans une obscurité profonde. Le crépuscule colorait le ciel d'encre bleue. Les villages, les grandes bâtisses des usines désaffectées surmontées de leurs cheminées, les terrils comme des monts envahis pas une végétation naissante, tous ces volumes apparaissent de la fenêtre du train en ombres chinoises, de simples silhouettes noires aux découpes franches décorées çà et là par les guirlandes des lumières domestiques et des réverbères...
Le nord, sa lumière, ses friches industrielles témoins d'un passé glorieux, offrent parfois des images d'une insoupçonnable beauté. Manuel Ruiz Vida aime ces paysages. Comme son nom ne l'indique pas, il est né à Valenciennes, il y a trente-trois ans. Il peint. Il peint ce qu'il aime, ce qui l'entoure, les grands réservoirs d'hydrocarbures posés sur les docs ou, plus simplement, les bassines et les pots qu'il utilise dans son atelier. Il peint la trace, le vieillissement, la rouille, le délabrement, les dégoulinades, les meurtrissures- il peint le temps. C'est à dire pas grand chose, les petits riens, ce qui s'oppose au sublime naturel cher aux philosophes, le reflet brun d'un réservoir sur une citerne que seule une lune blême éclaire, le fond blanchâtre d'un récipient, les vagues contours d'un bidon en plastique, ce qui se jette, ce qui s'use, ce qui se corrode, mais aussi ce qui, l'espace d'un instant, resplendit dans la lumière. C'est une entreprise poétique à haut risque. Elle répond avec simplicité et modestie à la vague spectaculaire actuelle. Alors que le gratin de l'art s'évertue à choquer (l'Anglais Damien Hirst montrant à la galerie Saatchi de Londres des images de saints pourvus de têtes de boeuf), Manuel Ruiz Vida peint une cuvette. Il n'y a rien de plus banal qu'une cuvette, rien de plus ordinaire, rien de plus quotidien, au point que l'on ne la regarde pas, quand bien même un rayon de soleil ou de lune dessinerait sur son contour une délicate opalescence. La photographie, parfois, s'attache à rendre l'ordinaire beauté des choses, leur vieillissement, mais en induisant un sentiment nostalgique, comme si le temps représenté, soudain figé, arrêté, n'était plus le temps qui passe. Or, dans les tableaux de Ruiz Vida, les citernes n'en finissent pas de rouiller. Ou les murs n'en finissent plus de se desquamer. Ainsi celui du tableau La salle d'exposition, vieux mur d'une usine abandonnée des environs de Roubaix, où le peintre fut invité à exposer l'an dernier par l'association Art-Action, qui organise des manifestations artistiques dans des lieux insolites- Les Vrac: Voyages roubaisiens dans l'art contemporain. Il y montrait alors des peintures sur radiographies redécoupées en forme de pierres tombales. Deux d'entre elles demeurent, collées sur le tableau représentant l'usine transformée en salle d'exposition, sur les murs de laquelle apparaissent les vestiges d'une gloire industrielle perdue. Autour, le carrelage blanc se fissure, les couches superposées de papier peint se déchirent, l'humidité brunit et ronge le plâtre, révélant la mémoire d'un monde ouvrier disparu, broyé par la machine économique, mais que le peintre, plutôt que d'en exprimer le regret, transforme poétiquement en épopée légendaire. C'est là l'un des pouvoirs singuliers de l'art: d'échapper au temps et à ses corollaires nostalgiques et mélancoliques. Autrement  dit: une bassine, un réservoir, un mur d'usine (comme jadis une madone ou la Saint-Victoire) finissent par disparaître dans le tableau, par se noyer dans la matière, par mourir en quelque sorte, pour renaître transfigurés, métamorphosés en oeuvres d'art. Ils deviennent la trace d'un regard poétique sur le monde. Il s'agit là d'une banalité, bien sûr, comme l'image d'un crépuscule bleuté entr'aperçu par la fenêtre d'un train, mais il convient de ne pas l'oublier: les fugaces souvenirs d'une imperceptible beauté nous aident à devenir.

L'oeuvre du temps, Olivier Cena
Télérama n°2813, 2003

 
Chapelle des pénitents bleus, L'Isle-sur-La-Sorgue 2016
Huile, laque et poussière sur toile, 226 x 160 cm
Voir un agrandissement
 
Le précipice 2015
Huile, laque et poussière sur carton marouflé sur bois, 54 x 54 cm
Voir un agrandissement
 
Salade aux algues 2016
Huile et laque sur toile, 24 x 30 cm
Voir un agrandissement
 
Sans titre 2010
Huile, laque et pigment sur toile, 160 x 240 cm
Voir un agrandissement
 
Sans titre 2006-2007
Huile et laque sur toile, 174 x 244 cm
Collection Fondation Plage entreprise Wasquehal
Voir un détail
 
Retour