Visions d’une ère glaciale

Vague froide est la traduction française de cold wave, mouvement musical né à l’orée des années 1980. C’était aussi le titre de l’exposition de Pierre Belouïn et P. Nicolas Ledoux qui vient de se terminer au Wharf, Centre d’art contemporain de Basse-Normandie. Composée de créations originales réalisées en duo, elle donne un certain lustre à ce mouvement sans en amoindrir la pertinence politique.

De quoi s’agit-il ? D’une exposition éminemment politique. Les années 1980 sont d’abord et avant tout les années de l’arrogance d’un système économique implacable qui exclut, blesse, mortifie, détruit, humilie, ravage… Le mur de Berlin est encore bien solide. C’est le premier mandat de Ronald Reagan aux USA, Margaret Thatcher dirige l’Angleterre d’une main de fer, Helmut Kohl l’Allemagne dans un gant de velours. François Mitterrand entame sa première politique de rigueur un an à peine après son élection de 1981. La machine à broyer libérale, voir ultralibérale, accomplit son ouvrage sans le moindre état d’âme. Les conséquences sont effroyables. La politique, qui normalement doit organiser le changement, démontre en cette fin du XXe siècle une impuissance totale et une tragique absence de compassion. Une torpeur glacée s’installe, particulièrement dans la jeunesse. A Manchester, Ian Curtis et Joy Division mettent en musique ce désespoir profond. Ils seront à l’origine de la cold wave, qui irradiera le rock de ses élans sombres et magnifiques.

« Nous étions déjà morts dans les années 1980. »

En écrivant cette affirmation en grosses lettres noires sur un mur blanc à l’entrée de leur exposition, Pierre Belouïn et P. Nicolas Ledoux nous disent que l'énergie sombre de la cold wave circule plus que jamais aujourd’hui. Evidemment, l’époque a changé mais la nôtre est aussi désespérée, tout simplement parce que la violence est toujours aussi implacable, et que les espoirs de changer demeurent inexistants. Ces espoirs continuent d’être morts, pourrait-on dire. Les Couronnes mortuaires peintes en noir qui constituent le deuxième volet de l’œuvre-slogan initiale ne laissent aucune illusion sur ce point.

La froideur, qui est la colonne vertébrale de cette exposition, part de ce triste constat pour arriver, au détour d’un parcours saisissant, jusqu’à une petite salle à l’allure de cagibi dans laquelle un dispositif de lumière noir éclaire un minuscule portrait de Ian Curtis. Renvoi d’échos, temporalité en miroirs. Mais surtout axe glacial. Entre les deux, le Bas-relief (Pour Claude Lévêque), longue fresque faite de canettes de bière vides coincées entre un grillage et un mur, matérialise parfaitement une errance sans but, avec tout ce qu’elle comporte de beuverie, de désenchantement et d’ennui.

Sur un autre mur, Papier peint cold wave(1), accumulation parfaitement ordonnée de pochettes de disques de groupes des années 1980 (Joy Division, The Cure, bien sûr mais aussi Clair Obscur, Kas Product, Marquis de Sade, Octobre, Suicide Roméo… ). Ce sont des pochettes en petit format, toutes présentées en noir et blanc, disposées sur un fond noir. Sous la surface plane de l’œuvre surgit une rugosité violente. Dans ces petits carrés réguliers, chaque groupe crie et se tord. Ce sont des poèmes désenchantés, des saturations criantes. La scénographie de l’exposition est fluide, l’accrochage élégant, l’espace parfaitement agencé mais chacune des œuvres qui le composent s’avère d’une stridence inouïe. Plus loin sont accrochés des e-mails de jeunes femmes de pays de l’Est écrits à Pierre Belouïn et P. Nicolas Ledoux, pensant trouver en eux de futurs maris. Dans un très mauvais français – traduction automatique sur internet - elles ventent leurs mérites et leurs charmes. Leurs photos jointes sont aguicheuses. On pourrait rire de ces poses et de ces fautes. Mais ces e-mails bien encadrés et régulièrement disposés suintent d’une tristesse insoutenable.

On passe à un cran supérieur en entrant dans l’une des pièces sombres de l’exposition. Trois vidéos y sont diffusées sur des écrans géants. L’une est la lecture par une voix mécanique de la présentation du fond d’investissement Artist Pension Trust, qui explique par le menu comment un artiste est « travaillé » à long terme par le groupe pour atteindre des taux de profit record. En regard, une vidéo bouleversante dont l’image en noir et blanc montre une mer par gros temps. Un grain puissant balaye l’écran, les vagues dansent, hachées. On ne voit qu’elles. Coincé entre cette voix métallique et ces vagues incessantes, mixées ensemble sur le troisième écran, la cold wave d’il y a trente ans devient contemporaine de manière fulgurante. Cette vague froide est celle-là : prise entre l’absurdité affreuse de réduire l’art pour faire du bénéfice et la colère glacée de la mer qui ressemble à un chagrin d’adulte.

En face, la réponse de Pierre Belouïn et P. Nicolas Ledoux ne tarde pas. Bears & Bears, la photo de leur ami artiste Jérôme Poret devant les œuvres de Paul Mc Carthy brouille les pistes des images, des droits et des gestes artistiques. Qui fait quoi ? A qui appartient quoi ? Les auteurs répondent en agrandissant démesurément le problème, exhibant une photo géante pixellisée. Ils préfèrent jeter de l’huile sur le feu…

Le travail du temps

A côté d’un jeu de tensions révélées, Pierre Belouïn et P. Nicolas Ledoux abordent la temporalité comme un renouvellement. Une actualisation d’un geste plutôt qu’une destruction. La Vague de Gustave Courbet démesurément agrandie en noir et blanc laisse apparaître – une fois encore – les pixels de sa saturation. Cette vague magnifique, manipulée, modelée, transformée, révèle alors un nouveau sens. Ce sens lui va bien. A l’aide des artistes, le temps a travaillé mais il n’a pas trahit. Cette vague conserve une puissance que sa relecture renouvelle au plus profond de son intimité.

La vidéo de Matthew Barney Cremaster Cycle est passée à la moulinette de P. Nicolas Ledoux. Ses couleurs et le grain de ses images changent, de même que les musiques. Deux organismes hybrides et monstrueux, dont l’un est en noir et blanc, en ressortent. Lyriques et bruts. Mais la vidéo originale ne meurt pas pour autant. Sous de nouveaux atours elle conserve sa trame de violence et sa force poétique. De l’une à l’autre, le temps et ses arrangements naturels ou intempestifs ne changent pas grand-chose à l’affaire.

Pierre Belouïn et P. Nicolas Ledoux ont placé à deux reprises au cœur de leur exposition leurs portraits en photo découpées, PLV 01 et PLV 02. Ces portraits graves les montrent tels qu’ils sont aujourd’hui. Leurs corps et leurs visages donnent la mesure du temps qui relie leur Vague froide à la cold wave. Leur attitude impassible, l’allure immobile des silhouettes découpées et posées sur le sol, résonnent du fracas des révolutions qui n’auront pas lieu.

Camille Guynemer


1. Téléchargeable gratuitement sur www.opticalsound.com, le site de la structure de production et d’édition de Pierre Belouïn.