Bettina SAMSON 

Marie Griffay : Bettina Samson, janvier 2013


Repérée dans des manifestations présentant les travaux de la jeune scène artistique française[1], Bettina Samson fait partie d'une nouvelle génération d'artistes dont l'oeuvre nécessite des recherches documentaires poussées [2]. Son travail se nourrit plus particulièrement de recherches sur des faits historiques ou scientifiques auxquels elle intègre l'anecdote. Les fantasmes et récits qui se cristallisent autour de ces événements, ainsi que la retranscription esthétique qu'en fait l'artiste, transforment chaque nouvelle pièce en une narration fantastique dans laquelle il est difficile de démêler la fiction de la réalité. « Dessinant des ellipses ou échafaudant d'hypothétiques collisions entre la grande et la petite histoire, l'avant-garde artistique et la conquête scientifique du visible, la culture populaire et ses stratégies médiatiques, Bettina Samson explore la notion de coïncidence historique »[3]. Le recours à de nombreux médiums lui permet d'adapter chaque nouvelle pièce le plus justement à l'événement qu'elle illustre. Bettina Samson réalise elle-même la plupart de ses sculptures, installations, photographies, oeuvres en verre et en céramique mais doit parfois confier leur fabrication à des artisans. Certaines oeuvres lui demandent de s'initier à des techniques complexes qu'elle aborde en dilettante : « J'aime quand il y a des accidents. Je ne suis pas une experte dans les matériaux que j'utilise ; j'aime les imperfections »[4].

L'origine de certaines découvertes scientifiques, lointaines ou récentes, inspire à Bettina Samson de nombreuses oeuvres.
L'une des oeuvres présentées lors de son exposition personnelle au centre d'art contemporain La Galerie de Noisy-le-Sec en 2010, Comment, par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité (2008-2009) prend la forme d'un accident pictural provoqué par Bettina Samson. En 1896 le physicien Henri Becquerel met en contact des particules radioactives avec un plan-film et assiste à l'apparition de taches sur la surface photosensible malgré l'absence totale de lumière. Cette réaction chimique inédite permet à Henri Becquerel de découvrir les effets de la radioactivité, sans toutefois parvenir à l'identifier. Bettina Samson choisit de reproduire les conditions accidentelles de cette découverte : elle place un minerai d'uranium au contact de plan-films négatifs pendant deux semaines dans une boîte opaque. Les sept tirages photographiques grands formats qui résultent de cette expérience laissent apparaître des taches blanches irrégulières sur un fond noir. Le visiteur est alors tenté de voir, dans ces étranges abstractions, des captations de phénomènes astronomiques. Ces conjectures sont dissipées à la lecture du titre de l'oeuvre[5] ; l'artiste nous invite à découvrir Comment, par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité, ou plutôt, comment Bettina Samson transpose cette expérience scientifique avec les outils de la culture visuelle contemporaine. Au moment de sa découverte en 1839, la photographie semble offrir la possibilité de reproduire le plus fidèlement possible le monde visible. Mais, à cette époque, « l'usage qui est fait de l'image photographique dans le champ scientifique n'est pas entièrement dédié à la célébration du visible, elle participe également activement à l'exploration de l'invisible »[6]. Témoins du pouvoir de « révélation » de ce médium, de nombreux amateurs l'utilisent alors au cours d'expériences spirites. « La plaque sensible, soumise aux effluves, devient [...] la preuve de l'existence du fluide vital »[7]. La composition des photographies de la série Comment, par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité, née du hasard de l'empreinte laissée par le minerai d'uranium, entraine le regardeur à la frontière du monde scientifique et du monde de l'occultisme.
L'histoire d'une découverte scientifique croise à nouveau celle des premières expérimentations photographiques avec deux oeuvres inédites pensées pour l'exposition monographique de Noisy-le-Sec. Première photographie du spectre solaire, altérée par le temps et avec raies d'absorption (2009) et Première photographie du spectre solaire, altérée par le temps et sous la forme rêvée d'un carottage (2009) font référence à la première photographie du spectre solaire réalisée en 1848 par Edmond Becquerel, père du physicien Henri Becquerel. Au terme de ses recherches, Bettina Samson trouve sur Internet une reproduction de cette photographie, fragile témoin des expérimentations scientifiques de son époque. Première photographie couleur de l'histoire, elle a dû être conservée dans l'obscurité la plus totale pendant plusieurs dizaines d'années avant que les techniques de fixation de la couleur permettent de la révéler au grand jour.
Première photographie du spectre solaire, altérée par le temps et avec raies d'absorption se présente sous la forme d'une impression de la photographie du spectre solaire sur un film adhésif. L'adhésif, appliqué sur deux fenêtres de La Galerie, crée une ambiance colorée qui plonge le visiteur dans un espace irréel, baigné par la lumière des rayons ultraviolets. Dans Première photographie du spectre solaire, altérée par le temps et sous la forme rêvée d'un carottage, l'artiste fait référence à la technique du carottage (habituellement employée pour étudier les couches de sédimentation du sol) afin de « révéler » le spectre solaire. Bettina Samson « sculpte » l'immatériel et présente cette forme idéale du spectre solaire à l'horizontal, comme une frise chronologique. Au-delà de leur potentiel narratif, les pièces de Bettina Samson nous invitent à un voyage temporel.
Les sources et les thèmes qui président à la réalisation de ses oeuvres nous permettent de rapprocher Bettina Samson des artistes « archéomodernistes » dont la définition a été donnée par Arnauld Pierre dans son essai intitulé « Futur antérieur » (2012) : « Les artistes ici nommés "archéomodernistes" ne citent que rarement des oeuvres ou des formes stylistiques issues du passé, mais plutôt des objets originaires, notamment techniques et scientifiques, ainsi que des récits et des fictions, porteurs d'un imaginaire source dont ils montrent qu'il peut encore avoir prise sur les aspirations et les désirs contemporains »[8].

Les événements de la grande et de la petite histoire inspirent de nombreuses oeuvres à Bettina Samson. Elle croise avec une grande habilité légendes urbaines et faits historiques. Sans aucune volonté de hiérarchisation, ses retranscriptions plastiques d'histoires oubliées invitent le visiteur à enquêter sur les origines réelles ou fantasmées de ces récits.
L'oeuvre Le cauchemar de Constant (2006) revisite le projet architectural du peintre et architecte néerlandais Constant. Entre 1956 et 1974, il imagine une « Nouvelle Babylone » dont l'architecture se compose d'un réseau de secteurs modulables répondant à tous les besoins de la vie quotidienne. Les secteurs, connectés entre eux et arrimés à de grandes colonnes, recouvrent l'ensemble de la planète en flottant au dessus du sol. Proche des situationnistes au moment de la conception de ce projet, Constant pense un espace qui transforme la vie sociale en jeu ; un espace où les habitants créent l'ambiance de leur ville. Avec Le cauchemar de Constant, Bettina Samson s'approprie l'espace d'exposition avec quatre sculptures en tubes métalliques dont certaines entourent les colonnes du lieu alors que d'autres sont posées au sol. Débarrassées des modules architecturaux, les sculptures de Bettina Samson nous donnent à voir les ossatures des structures imaginées par Constant. Tandis que les sculptures flottant autour des poteaux semblent jouer le rôle de garde-corps, celles disposées au sol délimitent un périmètre impossible à franchir pour le visiteur. Ces dernières gisent au sol dans un équilibre précaire : un simple frôlement semble pouvoir les faire basculer. La sculpture, sorte de balancier propice au tournis enfantin, produit un vertige identique à celui décrit par Roger Caillois sous le nom « ilinx » dans son essai intitulé « Les jeux et les hommes » (1958). Le visiteur, venu admirer une reconfiguration du rêve de Contant se trouve face à une aire de jeux impraticable dont ne subsiste que la frêle carcasse. L'Homo Ludens (« l'homme qui joue ») cède sa place au spectateur : bienvenue dans le cauchemar de Constant.
Après avoir exploré les modules architecturaux de la « Nouvelle Babylone », Bettina Samson choisit le désert de Mojave pour un nouveau jeu de recomposition. En 2008, Bettina Samson décide de reproduire la structure de la Mojave Phone Booth, une cabine téléphonique installée dans les années 60 en plein désert et dont l'existence est révélée sur Internet dans les années 90. Pendant presque dix ans, des internautes font sonner la cabine dans l'espoir que quelqu'un décroche le combiné. La cabine de Bettina Samson, la Cinder Peak Phone Booth Replica (Bluejacking), n'attend pas d'appel d'inconnus ; elle envoie des messages non sollicités sur les téléphones portables des visiteurs grâce à la technique intrusive du bluejacking[9], une forme de piratage par les ondes. L'artiste opère ainsi une mise en parallèle de modes de communication distincts. La technique du bluejacking - utilisée par certaines grandes marques pour leurs campagnes publicitaires - lui permet d'envoyer de mystérieux messages aux visiteurs : elle fait entendre la voix de la cabine téléphonique à travers un texte qui semble tout droit venir de l'au-delà. L'histoire de la cabine cinquantenaire rejoint celle du piratage des ondes par bluejacking et permet de mesurer le chemin parcouru entre ces deux histoires de la communication. Mais déjà, cinq ans après sa réalisation, l'oeuvre est obsolète : le bluetooth a été largement remplacé par les connections 3G et Wifi. Que reste-t-il des messages envoyés par la Cinder Peak Phone Booth Replica (Bluejacking) ?
En 2009, Bettina Samson présente l'oeuvre Operation Hurricane (2007) à l'Institut d'art contemporain (Villeurbanne) à l'occasion de l'exposition Rendez-vous 09. Placées dans l'obscurité, les cinq caissons de la sculpture émettent de faibles signaux lumineux dont le système de déclenchement est un mystère pour le visiteur. Sur chacun de ces panneaux, reliés entre eux par une tige métallique contorsionnée, est inscrite la chronique des événements liés à la querelle qui oppose le Canada au Danemark au sujet de la possession de l'île Hans. Ce caillou rocailleux de 1,3 Km2, situé en Arctique et recouvert de glace, pourrait, grâce au réchauffement climatique, devenir un point stratégique pour l'extraction du pétrole. Depuis des décennies, le Canada et le Danemark se disputent la souveraineté de cette île déserte et y plantent successivement le drapeau de leur pays respectif, dont le climat extrême détruit aussitôt toute trace. Bettina Samson relie sa sculpture à un anémomètre placé sur le toit de l'espace d'exposition. La vitesse du vent relevée par l'appareil conditionne ainsi l'intensité lumineuse de la sculpture, qui, pour bénéficier d'un éclairage optimum, devrait être vue un jour de tempête. Sous nos climats tempérés, le visiteur se retrouve donc dans une salle plongée dans l'obscurité face à une sculpture qui oscille entre une faible intensité lumineuse et un noir total. La brièveté des signaux lumineux d'Operation Hurricane évoque le signal électrique d'un encéphalogramme ralenti. Ces souffles saccadés, pareils à des messages en morse, rappellent que l'île déserte, par son écosystème, abrite le vivant.

Entre reproduction d'expériences scientifiques et mise en oeuvre d'expériences esthétiques, le travail de Bettina Samson joue avec les croyances et les fantasmes des spectateurs. L'esthétique de ses pièces brouille les repères historiques et entraine le visiteur dans un monde où le fait et la croyance se conjuguent pour créer un événement dont il est impossible de savoir s'il a réellement eu lieu.
Comme dans ses oeuvres antérieures, le titre de sa dernière production, Mètis & Metiista (2013), apporte de précieux renseignement sur l'origine de l'oeuvre. Si le second mot, emprunté à l'esperanto, se traduit par « artisanal », le premier, indice de la supercherie à venir, signifie « ruse » en grec ancien. L'oeuvre se compose de cinq « vases » en verre borosilicate soufflé. Ces vases sont construits sur le modèle de la bouteille de Klein : il est impossible de définir l'intérieur et l'extérieur de leur surface ; les deux se confondent et s'auto-pénètrent. Cette figure mathématique est évoquée par Claude Lévi-Strauss dans La potière jalouse (1985) : son analyse anthropologique révèle que certains mythes d'Amérique du Sud sont structurés en bouteille de Klein (cette formule est notamment utilisée pour expliquer les représentations mythologiques du corps). Bettina Samson opère une fusion entre les représentations mathématiques et anthropologiques de la bouteille de Klein dans une série de vases au caractère anthropomorphe. Dans l'imagination de l'artiste, anses, tubes, extensions et introversions du verre soufflé deviennent des bras, des jambes ou des ventres. « Inspirés notamment des vases anthropomorphes précolombiens, ces "récipients" font penser à des artefacts imaginés par un peuple premier (d'Amérique, d'Afrique ou du grand Nord par exemple) mystérieux ou ancien, inconnu et/ou disparu, qui aurait une mythologie structurée en bouteille de Klein »[10]. Bettina Samson invente une analogie entre des objets fabriqués par un peuple fictif et son oeuvre. En faisant passer une forme imaginée au 21° siècle pour « un objet ancien relevant d'un usage non élucidé »[11] , elle brouille les codes temporels et culturels. Les orifices, les protubérances, les ramifications et les excroissances de ces sculptures de verre anthropomorphes évoquent la figure de la bouche bée, des organes génitaux et du ventre. Les vases de Mètis & Metiista se posent ainsi en héritiers de l'esthétique grotesque. Ils évoquent un corps ouvert sur le monde, réduit à ses fonctions digestives et sexuelles. Le grotesque s'intéresse moins à la surface du corps qu'au franchissement des limites de celui-ci. Il procède d'une exploration de ce qui se trouve au-delà du corps, à travers les orifices et les protubérances. « Aussi, l'image grotesque montre-t-elle la physionomie non seulement externe mais aussi interne du corps [...]. Souvent encore, les physionomies internes et externes sont fondues en une seule image »[12], comme dans une bouteille de Klein.

L'histoire de l'art, la culture populaire et les découvertes scientifiques nourrissent l'oeuvre de Bettina Samson qui trouve dans ces sources l'amorce d'un récit, réel ou fictif, qui l'engage sur la piste d'une réalisation plastique. L'artiste met en volume ces histoires sans les hiérarchiser : la première photographie du spectre solaire est placée sur un pied d'égalité avec la cabine téléphonique du désert de Mojave dans l'hypothétique encyclopédie des curiosités de Bettina Samson. Si toutes ces anecdotes semblent passer du coq-à-l'âne, entretenant un rapport de voisinage tout à fait inhabituel, leur coexistence révèle finalement leur point commun et leur force : chacune des oeuvres de Bettina Samson puise sa source dans l'histoire d'une origine. Sa démarche entretien ainsi un rapport critique à une discipline fondatrice de notre civilisation : l'histoire.

[1]. Bettina Samson a présenté son travail dans un Module du Palais de Tokyo en 2009, dans l'exposition collective « Rendez-vous 09 » à l'Institut d'art contemporain de Villeurbanne la même année et lors de « Dynasty » au Palais de Tokyo en 2010.
[2]. Marc Bembekoff établie une analogie entre son oeuvre et celles de Julien Discrit, Aurélien Froment et Raphaël Zarka. Cf. Marc Bembekoff, « Les feux de Saint-Elme », in Bettina Samson, Laps and Strates, Lyon, ADERA, 2008.
[3]. « Bettina Samson », in Palais, été 2010, n°12, p. 285.
[4]. Bettina Samson, entretien avec l'auteure, Paris, 31 octobre 2012.
[5]. Tous les titres des travaux de Bettina Samson révèlent l'histoire ou le phénomène qui a inspiré l'oeuvre à l'artiste. Il s'agit ensuite pour le visiteur de remonter à la source de cet indice. Ce jeu de piste donne les clefs pour accéder à un autre niveau de lecture de l'oeuvre.
[6]. Clément Chéroux, « Voies de l'invisible », Les traces du sacré, Paris, Centre Pompidou, 2008, p. 112.
[7]. Marie-Émilie Fourneaux, « Au-delà du visible », Les traces du sacré, Paris, Centre Pompidou, 2008, p. 108.
[8]. Arnauld Pierre, Futur antérieur, Paris, M19, coll. 20/27, 2012, p. 7
[9]. Bluejacking : envoie de messages non sollicités sur un appareil utilisant une communication de type bluetooth.
[10]. Bettina Samson, entretien avec l'auteure, Paris, 31 octobre 2012.
[11]. Idem.
[12]. Mikhaïl Bakhtine, L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 2008, p. 316. [Première édition 1970. Traduit du russe par Andrée Robel.]




Julien Fronsacq : Bettina SAMSON. Pistes et delirium , catalogue de l'exposition "Dynasty", Musée d'art moderne de la ville de Paris et Palais de Tokyo, éditions Paris Musées, 2010

« (...) La plupart des gens ont une roue qui remonte un câble, ou des rails dans la rue, une espèce de guide ou de sillon, qui leur permet d'évoluer en direction de leur dessin. Mais vous ne cessez de déboîter. D'éviter la pénitence et par conséquent la définition. »
«Je suis descendu en marche. Et vous, vous essayez de me remettre sur la voie qu'empruntent la plupart des gens, c'est cela ? »
«"La plupart des gens" », sans hausser la voix, même si quelque chose en Lew sursauta comme si cela avait été le cas, «sont obéissants et stupides comme du bétail. Delirium signifie littéralement quitter le sillon qu'on a creusé. Voyez-y une espèce de délire productif. »


Thomas Pynchon, Contre-jour, [2006], Paris, Seuil, 2006, p.54.

En 2008, Bettina Samson réalise Cinder Peak Phone Booth Replica (Bluejacking), réplique d'une cabine téléphonique éponyme installée à la fin des années 1950 à l'usage des mineurs dans le désert de Mojave (Californie, USA). Après son abandon, la cabine téléphonique, toujours en fonctionnement, devient l'objet d'un culte pour des utilisateurs d'Internet. Propageant son numéro de téléphone, ces derniers le composent ou campent près de la cabine pour répondre à d'éventuels appels. Quelques années après, les autorités finissent par démanteler l'installation. Il n'est pas étonnant que Bettina Samson se soit inspirée de cette cabine téléphonique tant la nature de ses oeuvres en appelle à des lieux surinvestis de récits.

Elle s'attache au postulat d'une conjonction inédite d'histoires distinctes, d'ordre artistique et industriel : photographie archaïque et développement nucléaire, Série B et standard de diffusion médiatique, musique sérielle et espionnage industriel soviétique se jouent de concert de la grande et de la petite histoire. Interception Joël Barr, alias Joseph Berg, alias Metr / Messiaen (2008) établit une corrélation entre la musique de Messiaen et la conquête de l'électronique en pleine guerre froide. Ailleurs, un étrange commerce se tisse entre l'exploration scientifique de l'invisible et le développement nucléaire. En effet, par l'analyse photographique du spectre solaire et la découverte de la radioactivité, les Becquerel père et fils – Edmond (1820-91) et Henri (1852-1908) – auraient involontairement amorcé l'élaboration de l'arme nucléaire. L'exposition « Stratos Fear » (2008) juxtapose une série de photogrammes réalisés à l'aide d'un minerai d'uranium (Comment,· par· hasard,·Henri·Becquerel découvrit la radioactivité, photographie, 2008), une reproduction agrandie de l'établi du chercheur et une lettre d'Einstein à Roosevelt datant de 1939 annonçant la nécessité de la conception de l'arme atomique, trente-cinq ans après la découverte de la radioactivité par Henri Becquerel et les époux Curie (L'Etabli de Becquerel, lettre de son futur, sculpture, 2008).

D'oeuvres en oeuvres, au fil des expériences plastiques, Bettina Samson remonte le fil de l'histoire. Un an plus tard, elle perpétue ses recherches en créant une sculpture née de la volonté paradoxale de matérialiser la partie ultraviolette du spectre solaire photographié par Edmond Becquerel.

À l'image de cette cabine téléphonique désuète devenue lieu de culte, Bettina Samson tend vers un régime de l'oeuvre d'art où règne une inflation narrative sur la forme, s'inscrivant dans une filiation qui, de Simon Starling, étend son spectre jusqu'à Mai Thu-Perret. En 1998, Mai Thu Perret s'est employée à réunir une série de texte – de poésie, d'autobiographies, d'emplois du temps – qu'elle a réunis dans le corpus The Crystal Frontier. « Certains textes dans The Crystal Frontier sont présentés comme des oeuvres autonomes. [...] D'autres textes, exposés ou non, sont écrits au nom des différentes femmes qui font partie du projet de Perret de vie collective dans le désert (...) » (Julien Fronsacq, "Mai-Thu Perret. Medium-message", Parkett n°84, 2008). Et si, par ailleurs, les étapes semblent tout à fait scénarisées dans son oeuvre Notes on the buildings of Mr. Naujok and Mr. Jeanneret - aller de la découverte des décombres d'une construction avortée du Corbusier jusqu'aux sentiers crayeux d'une carrière provençale de Bauxite, de la Cité Radieuse à Marseille jusqu'à un enclos à poules voisin, Simon Starling donne à voir les documents photographiques de ce qui peut être aussi bien un reportage qu'une errance. L'inflation narrative devient initiatique dès lors que la dérive produit plus de discours que toute tentative d'enquête et de taxinomie.

Avec Comment, par hasard, Henri B... 2008) le passage d'une histoire à l'autre se fait de manière logique d'Henri Becquerel à son père : la découverte de la structure de la lumière (1839) par laquelle toute chose nous apparaît et la radioactivité, instrument efficace de l'anéantissement de masse (1945). À cet endroit surgit de manière inattendue la coïncidence métaphorique de deux événements éloignés dans le temps de près d'un siècle. Bettina Samson me confiait un jour son grand intérêt pour la littérature et en particulier sa passion pour Thomas Pynchon. Rien d'étonnant à cela. Vente à la criée du lot 49 (Crying of Lot 49, 1966) commence simplement « Un après-midi d'été, Mrs. Oedipa Maas rentra d'une réunion Tupperware où l'hotesse avait peut-être mis trop de kirsch dans sa fondue pour découvrir qu'elle, Oedipa, venait d'être nommée exécuteur testamentaire, ou plutôt exécutrice, se dit-elle, d'un certain Pierce Inverarity, magnat californien de l'immobilier ... », avant d'embarquer la protagoniste et le lecteur dans une enquête mêlant hallucination et paranoïa sur un hypothétique complot organisé au cours des siècles pour mettre sur pied un circuit de poste occulte.

À en croire le titre même Interception-Joël-Barr,-Alias Joseph-Berg, -Alias-Metr-/-Messiaen (2008), il y aurait eu « interception » des recherches du compositeur par un espion soviétique. De l'intuition d'une coïncidence à la dérive associative il n'y a qu'un pas. Loin de toute logique autoréférentielle moderniste, investissant l'écart entre histoire et forme, Bettina Samson postule qu'il n'y a pas d'adéquation ontologique entre structure sémantique et structure formelle.




Texte : Les feux de Saint-Elme de Marc Bembekoff, in Bettina Samson, Laps & Strates, éditions Adera, 2009


Le 26 avril 1986, la population civile de Pripiat est évacuée suite à l'explosion du réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl, distante seulement de deux kilomètres. Sur les bobines tournées par l'Armée rouge lors de l'évacuation, des flashs blancs apparaissent à l'image, conséquence de la radioactivité sur la pellicule. Involontairement, les soldats soviétiques rejouent une expérience qu'Henri Becquerel avait menée en 1896, dans laquelle le physicien avait découvert, quasiment par accident, la radioactivité : l'uranium avait laissé des empreintes lumineuses sur une plaque photographique, sans que celle-ci ne fut exposée à la lumière. Avec Comment, par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité (2008), Bettina Samson réalise, volontairement, une série de tirages où elle met en pratique le processus décrit par Becquerel, qui aboutit à matérialiser des formes radioactives, abstraites, sur le négatif photographique. Ces photographies renvoient à une forme de lumière qui n'est pas visible car située à l'extrémité du spectre électromagnétique. En officiant de la sorte, Bettina Samson parvient à cristalliser un moment accidentel — qu'elle maîtrise néanmoins — au sein duquel l'indicible va soudainement apparaître. En mettant en exergue de tels phénomènes physiques et chimiques, l'artiste démontre qu'elle s'intéresse avant tout au dispositif photographique plutôt qu'à la photographie elle-même, et surtout à des éléments historiques pourtant avérés mais dont le côté anecdotique va mettre à mal la véracité. Pourtant, chacun de ces faits historiques est le fruit d'une minutieuse recherche documentaire menée par l'artiste.

Bettina Samson fait effectivement partie d'une nouvelle garde d'artistes (Julien Discrit, Aurélien Froment, Julien Tiberi, Raphaël Zarka, Guillaume Constantin entre autres) qui composent leur travail à partir d'une recherche documentaire élaborée sollicitant à la fois grands et petits événements. Si Bettina Samson conçoit sa pratique comme un étroit assemblage d'éléments, c'est qu'une telle configuration lui permet alors d'explorer différents aspects d'un même et unique contenu. Récurrences, antithèses et rythmes d'ensemble sont les éléments constitutifs de sa démarche : elle n'hésite pas à convoquer simultanément les avant-gardes, l'histoire industrielle, les inventions technologiques, les découvertes scientifiques, la culture populaire, ou encore le cinéma, pour échafauder des installations le plus souvent énigmatiques dont le visiteur ne sait jamais s'il est l'un des éléments déclencheurs ou non. C'est notamment le cas avec Cinder peak phone booth replica (bluejacking) (2008) : confronté à un paysage familier issu de la mythologie occidentale contemporaine — une cabine téléphonique criblée d'impacts de balles — le spectateur reçoit des messages texte sur son téléphone portable dont il ne connaît pas la provenance et dont il ne sait pas s'il est finalement le destinataire. Une telle installation emprunte à la fois à la sculpture minimale (l'ossature de la cabine), au cinéma américain (l'once de récit suscitée par les impacts de balles), à un élément de la culture alternative et utopique (cette cabine située dans le désert de Mojave a canalisé pléthore de messages d'une néo-communauté internaute), et bien évidemment à la technologie (celle du bluejacking qui permet d'infiltrer les téléphones portables des visiteurs).

Dans son rapport omniprésent aux technologies et découvertes scientifiques, la pratique de Bettina Samson peut s'apparenter au Structural Film ou Film structurel qui est théorisé par Paul Adams Sitney dans un texte publié en 1969 (1). Dans le Structural Film, « l'insistance est mise sur la configuration ; la nature du contenu est de moindre importance et dépend de son contour » (2). Or, dans le travail de Bettina Samson, ce sont précisément les éléments connexes qui viennent cimenter et conforter le résultat final. Elle applique un modus operandi d'une grande rigueur qu'elle vient perturber par des expérimentations plastiques. Chaque nouveau projet est effectivement l'occasion pour l'artiste de s'essayer à un nouveau medium qui vient appuyer métaphoriquement le propos ou la problématique dont il est question. Ainsi, l'utilisation de la faïence pour la fabrication des bustes de Warren, 1/4 de seconde en Cinémascope (2007) opère comme une façon pour l'artiste de rendre compte de l'anamorphose générée par le format cinémascope, tout comme les sonagrammes dessinés sur des plaques électroniques de Kraftwerg Klingenberg Sonagramm (Montagnes de sons) (2007) et de Interception Joël Barr, alias Joseph Berg, alias Metr // Messiaen (2008) lui permet de matérialiser visuellement la durée d'une fréquence sonore.

Le travail de recherche mené par l'artiste à partir d'un ou des contextes donnés, lui permet en outre de faire coïncider l'histoire de l'art avec l'esthétique industrielle, comme c'est le cas avec Ed's Proun Rush (2006) ou Behrens Benz (Electrolux, 2006). Si le motif de ce tondo fait référence aux recherches de l'abstraction géométrique des années 1950, il peut également rappeler les premiers « films absolus » de l'histoire du cinéma, à savoir les Opus de Walter Ruttmann dans lesquels « l'opposition de motifs et d'harmonies nous conduisent peut-être aux portes d'une nouvelle ère artistique » (3). Le motif de Behrens Benz est en fait la reprise d'un graphisme dessiné en 1909 par Peter Behrens pour la Générale d'Electricité Allemande (AEG), dont il était le directeur artistique. En rendant hommage au Constructivisme (et au Werkbund), Bettina Samson semble vouloir se réconcilier avec les avant-gardes et leur fantasme inassouvi d'intégrer le domaine de l'industrie, notamment cinématographique.

Dès l'Antiquité, Pline l'Ancien évoque ce qui est désormais connu sous le nom de feu de Saint-Elme : lorsqu'un champ électrique de forte amplitude se trouve à proximité d'un conducteur, une décharge est générée qui, en stimulant les molécules d'air, émet une lumière scintillante caractéristique. Contrairement à la radioactivité, le phénomène du feu de Saint-Elme, bien que visible à l'oeil nu, est quasiment impossible à enregistrer sur pellicule. Il n'existe donc aucune trace photographique de cette manifestation électro-physique. Du désert de Mojave à une île du cercle arctique en passant par l'Allemagne des avant-gardes, le travail de Bettina Samson se manifeste ainsi comme autant de feux de Saint-Elme qui scintillent : en jouant avec d'incessants allers-retours dans l'histoire de la modernité, et en juxtaposant autant d'éléments épars, une nouvelle cosmogonie du monde se constitue sous nos yeux.
(1) Paul Adams Sitney, « Structural Film », in Film Culture, n°47, été 1969.
(2) Ibid.
(3) Walter Ruttmann, Lichtspiel Opus I, brochure de la première du film, Berlin, avril 1921

Marc Bembekoff : "St Elmo's fire", in Bettina Samson Laps & Strates, ADERA, 2009

On 26 April 1986 the civilian population of Pripiat was evacuated following an explosion in the No. 4 reactor at the Chernobyl nuclear power station only two kilometres away. The films shot by the Red Army during the evacuation are spattered with white –the effect of radioactivity on the film stock used. Unknowingly the Soviet cameramen were repeating an experiment carried out by Henri Becquerel in 1896, in which the physicist discovered (partly by accident) the phenomenon of radioactivity: uranium left traces on a photographic plate without any exposure to light. For Comment, par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité (How, by Chance, Henri Becquerel Discovered Radioactivity [Serendip, 2008]), Bettina Samson deliberately created a series of prints by applying the Becquerel method, which enabled her to give material form to abstract radioactive shapes on paper. These photographs involve a form of light that is invisible, in spite of being part of the electro-magnetic spectrum. In this way Samson succeeds in crystallising a split-second accident – but one that she can control – in which the inexpressible suddenly appears. In thus emphasising the chemical aspect Samson indicates that she is more interested in the photographic process than in the photograph itself, and more especially in historical facts which are true but whose triviality calls veracity into question. Nonetheless, each of the facts concerned is brought to light by meticulous investigation on the part of the artist.
Samson is part of a new generation of artists – among them Julien Discrit, Aurélien Froment, Julien Tiberi, Raphaël Zarka and Guillaume Constantin – whose work develops out of documentary research into events great and small. Samson sees her practice as a business of scrupulous assemblage, but only because this kind of configuration allows her to explore different aspects of the same content. Recurrence, antithesis and overall orchestration are the key components of an approach which has no qualms about drawing on the avant-gardes, industrial history, technological inventions, scientific discoveries, popular culture and the cinema for the construction of mostly enigmatic installations that leave the viewer wondering whether he has been one of the triggering factors or not. This is notably the case of Cinder Peak Phone Booth Replica (Bluejacking) of 2008: faced with a familiar landscape embodying contemporary Western mythology – a bullet-riddled phone booth – the viewer begins to receive text messages on his cell phone, without knowing where they come from or if they are really intended for him. The installation borrows from Minimalist sculpture (the framework of the phone booth), American cinema (the crumb of narrative generated by the bullet holes), an aspect of utopian alternative culture (a phone booth in the Mojave Desert pumping out messages from a neo-commune of internauts), and of course today's technology (the "bluejacking" that enables infiltration of visitors' mobiles).
 
In its omnipresent relationship with technology and scientific discoveries Samson's practice is reminiscent of "Structural Film" as theorised by Paul Adams Sitney in 1969.[1] In this genre "the emphasis is on configuration; the nature of the content is of less importance and depends on its contour."[2] In Samson's work it is indeed the most closely related elements that consolidate and reinforce the final result, with the artist applying an extremely strict modus operandi she disrupts with her plastic experimentation. Each project is an opportunity for her to try a new medium which backs up, metaphorically, the idea or the problematics in question. Thus the use of earthenware for the busts in Warren, 1/4 de seconde en Cinémascope (2007) functions for the artist as a way of portraying the anamorphosis of the Cinemascope format, just a the sonagram on the electronic plates in Kraftwerk Klingenberg Sonagramm (Montagnes de sons) (2007) and Interception Joel Barr, alias Joseph Berg, alias Metr // Messiaen (2008) allow her to give visual expression to the duration of a sound frequency.
In addition, the research carried out by the artist in various contexts allows her to equate the history of art with the industrial aesthetic, as in Ed's Proun Rush (2006) and Behrens Benz (Electrolux, 2006). While the pattern within the latter's tondo references the geometric abstraction explorations of the 1950s, it can also remind us of the first-ever "absolute films", namely Walter Ruttmann's Opus series in which "the disjunction between patterns and harmonies maybe leads us to the doors of a new artistic era."[3] The pattern in Behrens Benz reuses a graphic design Peter Behrens created in 1909 for the German electric company AEG, where he was art director. In this tribute to Constructivism (and the Werkbund) Samson seems to be seeking a reconciliation with the avant-gardes and their unassuaged fantasy of finding a place in the industrial – and notably the cinematic – realm.
In classical times Pliny the Elder made mention of what is now known as St Elmo's fire: when a powerful electrical field approaches a conductor, a discharge is generated which, by stimulating the molecules of the air, produces a characteristic glittering light. In contrast with radioactivity, St Elmo's fire, while visible to the naked eye, is all but impossible to record on film: this electro-physical phenomenon leaves no photographic trace. From the Mojave Desert to the Germany of the avant-gardes and an island in the Arctic Circle, Bettina Samson's work comes to us as a succession of glittering St Elmo's fires: as she makes play with the endless back and forth movements making up the history of modernity, and at the same time juxtaposes her scattered elements, a new cosmogony takes shape before our eyes.

[1]Paul Adams Sitney, "Structural Film", in Film Culture, no. 47, summer 1969.
[2] Ibid.
[3]Walter Ruttmann, Lichtspiel Opus I, brochure for the film's premiere, Berlin, April 1921.

Traduction John Tittensor


Techniques et matériaux


Installation, sculpture, dispositifs d'exposition
champs de références


- W.G Sebald
- Aby Warburg
- Thomas Pynchon
- B. Traven
- Arno Schmidt
- Claude Lévi-Strauss
- les textes de Robert Smithson
- dialectique du visible et de l'invisible
- artisanat
- pensée associative, analogique
- histoire culturelle, technique et architecturale de la modernité
- avant-gardes modernistes
- découvertures scientifiques
- archéologie
- anthropologie
- origine, réversibilité et figure de la boucle
- les dimensions de l'espace et du temps
- la question de l'exposition
- logique de coïncidence
- le "précipité" temporel
repères artistiques


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