Clémentine CARSBERG 

À perte de vue : le temps déniché
Anaël Marion

Le travail de Clémentine Carsberg est résolument in situ. Pour elle, exposer, cela signifie d'abord exposer le lieu où ses oeuvres prennent place. Bien que jamais ostentatoires, si par leur présence on peut encore dire qu'elles prennent place, qu'elles prennent de la place, c'est précisément parce qu'elles nous ouvrent le lieu dans toute l'épaisseur de son histoire. Pourtant, au premier regard, les oeuvres ne sont pas toujours évidentes à trouver ; le spectateur doit les dénicher dans la continuité qu'elles forment avec l'architecture dans un dialogue signifiant.
Au Pavillon de Vendôme, ce bâtiment chargé de l'histoire du Grand Siècle, l'artiste ne cherche pas tant à questionner les péripéties qui s'y sont déroulées – l'édifice fut construit par le duc de Vendôme Louis de Mercoeur pour y abriter ses amours cachées avec Lucrèce de Forbin Solliès dite « la Belle du Canet » – que les scories visuelles qui témoignent matériellement encore aujourd'hui de ce passé. C'est l'architecture, ses recoins, niches, alcôves et escalier, fruits de reconstructions et de modifications au cours du temps qui l'intéresse : comment entrer en dialogue avec ce lieu, au risque de le bousculer, pour le faire témoigner d'une histoire qui lui soit propre, intime, et encore vivante aujourd'hui ?
L'artiste part de ce que l'on voit, de ce que l'on croit voir, pour interroger ce qui s'y cache, par oubli, habitude ou inattention. L'exposition n'est pas simplement posée du dehors dans le lieu, comme quelque chose qui lui serait étranger.
Les oeuvres y sont si bien intégrées qu'elles se transforment en autant de points d'accroche pour se l'approprier. Redistribuant les regards, elles donnent au spectateur un nouveau point de vue – une Pointe de vue ! Ce titre provient d'une exposition de 2015 au Musée d'Art moderne et contemporain d'Alger. Il s'agit d'une oeuvre in situ, présentant des formes géométriques tridimensionnelles non réellement figuratives (rappelant des pyramides trigonales), qui sortent du mur de la salle où elles sont exposées en soulevant légèrement le papier peint comme des acteurs soulèveraient le rideau avant de se glisser sur scène. Une fois sortie du mur, c'est toute une ville-forêt cristallographique qui prolifère comme des racines ou autres végétations qui redonneraient vie au temps jusque-là figé entre les murs d'une ruine arrêtée par sa muséification en salle d'exposition. Ainsi, c'est à la fois l'architecture et son échelle qui se trouvent métamorphosées par l'intervention de l'artiste.
Dans la salle 1 du Pavillon de Vendôme on retrouve quelque chose de similaire.
Faisant sortir l'oeuvre d'une niche au fond de la salle et reprenant les motifs de la tenture qui habille la pièce – ce motif qui donna en son temps un décor à l'histoire –, l'artiste le fait véritablement entrer sur scène pour l'amener à témoigner.

Au premier regard, la prolifération du décor prend à son tour cette forme cristalline d'un monde muet fait de structures et de surfaces qui contaminent l'espace, le reconfigurant par sa présence. Mais cette fois-ci, l'expansion ne se contente pas de l'espace de la pièce, elle se poursuit de l'autre côté du mur, à l'extérieur, dans l'envers de la niche – l'envers du décor ? – lui donnant une continuité. Cette ouverture symbolique, nous permet de véritablement dé-nicher un ancien passage dans cet angle mort du pavillon qui abrite un secret de famille inavouable. Expansion à double face, cette oeuvre redonne de la continuité et du mouvement à l'architecture en la rouvrant sur l'extérieur, mais aussi sur son passé, celui d'un passage permettant l'arrivée de la « Belle du Canet » en carrosse. Cette Forêt de cristal, n'est ainsi pas aussi apocalyptique que celle décrite en 1966 par James Graham Ballard dans son roman de science-fiction qui inspira tant les artistes américains de son époque. En effet, pour Clémentine Carsberg, il ne s'agit pas de mettre en évidence l'inertie promise par le devenir entropique des lieux (telle que définis par Robert Smithson, l'un de ces artistes américains), mais plutôt d'une mise en scène d'un geste d'effacement prolongeant le devenir du lieu, dans la zone jusque-là restée inaccessible, celle de son Angle mort.
Pour pouvoir décrypter cette pudeur de l'histoire, encore faut-il que le spectateur ait la bonne échelle de lecture, afin qu'il puisse accommoder son regard. Celle-ci, légèrement cachée, se trouve en face de l'entrée, au centre de gravité de l'édifice, au milieu de l'escalier central. Poursuivant cette envie de monter, elle sert tout d'abord
à montrer, à montrer que l'histoire est bien souvent secrètement cachée dans le décor architectural. L'artiste apporte ici elle-même le papier peint japonisant qu'elle colle pour l'occasion dans ce grand cadre sur le mur ressemblant à un tour de porte.
Cette oeuvre, datant de 2006, est ainsi plus didactique qu'in situ, c'est une véritable clé de lecture du lieu, mais aussi du travail de l'artiste de manière plus générale. Elle permet de comprendre cet esprit du camouflage, entre présence et absence, que l'on retrouve par exemple dans les Objets peints – à la fois décors, raccord et silhouette : un objet fondu dans le temps – ou par la multiplication des portes dans les Portes
à portes – elles deviennent ainsi un peu plus décor, camouflant complètement celle qui se dérobe. Au final, je crois que l'on peut dire que l'artiste, menant son travail de création, explorant ce lieu, nous laisse entrevoir l'envers du décor et prolonge ainsi son histoire à perte de vue.





Les fors intérieurs
Diane Pigeau

Il est un lieu qui d'ordinaire n'existe qu'au singulier, propre à chacun, où notre conscience sait pouvoir trouver refuge, s'y ressourcer et s'y rassembler. A priori, nul besoin de dresser une carte pour s'y rendre, ou de quelconques fortifications pour le protéger, car nulle raison de le voir pris d'assaut. Et malgré tout, des failles internes peuvent apparaître, les fondations vaciller, et la raison se retrouver assiégée. Les analogies possibles entre construction mentale et édification architecturale sont infinies. Il en va ainsi dans le travail à l'oeuvre de Clémentine Carsberg. Prendre le lieu comme point de départ. Lui porter toute son attention.
Dépasser sa fonction, son histoire, son passé. Se laisser aller à ouvrir des brèches sensibles dans le bâti. Et pour cela, partir d'une pratique, celle de l'atelier.

En janvier 2015, Clémentine Carsberg prend ses quartiers pour une année au premier étage du pavillon Guiraud. Ce simple déplacement n'est pas anodin.
Transférer une pratique qui s'est installée dans un atelier, chaleureux et intime, en rez-de-chaussée au coeur du quartier animé de Belsunce à Marseille, à un espace ouvert et lumineux donnant sur un paysage arboré et un horizon dégagé.
Au sol, le dallage de cet ancien dortoir pour femmes garde trace de la délimitation des espaces. Un premier motif, prélevé du carrelage de démarcation, initie une première série de recherches. Celles-ci s'inscrivent tout à la fois dans la continuité des travaux réalisés en Italie pour la Casa Toesca tout en s'affranchissant du caractère décoratif propre aux ornements muraux. Aplats et volumes terre de Sienne reconfigurent l'espace. La tentation est grande, par un simple regard par la fenêtre de l'atelier, d'appliquer ces expérimentations au paysage. Après des premiers essais sur de petits formats récupérés, Clémentine Carsberg poursuit sur une série d'affiches de saison du 3 bis f. Ces affiches, emblématiques du lieu, constituent l'identité visuelle du 3 bis f, élaborée par Laurent Garbit au fil des années. De ces compositions photographiques décalées, drôles, impertinentes et pleines d'esprit, Clémentine Carsberg ne conserve que le fond, le décor, soit ici, en l'occurrence, le paysage. Les formes pyramidales laissent place à une série de chapeaux chinois qui viennent gommer les figures. Le paysage s'étend, en surface et en volume. Dans un recoin de l'atelier, un autre volume prend forme, à partir de boîtes d'archives en carton. Ce travail, amorcé en 2012, prend une nouvelle direction, les impressions « fausse brique » contrecollées sur une face sont remplacées par un papier peint décoratif. La forme est là, les fondations à l'oeuvre sont solides, et celles-ci ne demandent qu'à sortir de l'atelier, qu'à se confronter à l'espace d'exposition.
Depuis le début des années 80, le 3 bis f accueille en résidence des artistes, dans le champ des arts visuels et du spectacle vivant, afin de leur permettre non seulement de travailler, mais de mettre en partage, tout ou partie d'une oeuvre.

Pour chaque résidence, l'équipe du lieu, les artistes et le public acceptent, comme présupposé de base, une certaine non-maîtrise de ce qu'il adviendra. Ce lâcher prise, bien distinct d'un quelconque laisser-aller, est un préalable précieux en matière de création. S'il offre une forme d'asile à la création contemporaine, celle-ci ne se conçoit pas dans l'isolement ou la retraite, mais dans l'ouverture sur la ville, et à l'ensemble de la population du centre hospitalier psychiatrique Montperrin où il est implanté.
C'est ainsi que pendant le courant du mois de septembre 2015, Clémentine Carsberg déplace son atelier dans l'espace d'exposition. C'est que le travail ne manque pas ! Le groupe Raja, en qualité de mécène, fait parvenir pour Monuments d'archives deux mille trois cents boîtes d'archives... à monter. Chacun saisit l'opportunité d'un moment libre, pour regarder, encourager, distraire, discuter, oeuvrer.
De concert, l'oeuvre et son propos s'édifient boîte par boîte. Dans les anciennes cellules d'isolement, espaces exigus et hauts sous plafond, un parquet flottant, que les visiteurs pourront pratiquer, est réalisé à 110 centimètres du sol. La chaleur et l'intimité, qui se dégagent de l'odeur du bois et par la pose de papier peint au niveau de la partie inférieure, altèrent radicalement l'austérité de ces espaces particulièrement chargés. Dans le hall d'entrée, les Paysages de saison remplissent
à nouveau leur office, celui d'accueillir les visiteurs, mais également de prélude au film Chapeaux chinois de Françoise Alquier. La réalisatrice a capté, tout en proximité et discrétion, la première transposition grandeur nature et éphémère de l'apposition de collages de l'artiste sur un édifice du centre hospitalier.
À quelques jours de l'ouverture de l'exposition, toutes les oeuvres sont en place, le travail a été rondement mené. Dans la nuit du samedi 3 octobre 2015, la région essuie de violentes intempéries. C'est un drame pour bien des foyers, des vies bouleversées, effondrées. Monuments d'archives est touché, le volume principal de deux mètres cinquante de hauteur par six mètres de circonférence, s'affaisse sur un côté, une faille apparaît, puis se stabilise. Elle résiste. Paradoxalement, ce que la main de l'artiste n'aurait pu réaliser, le temps l'accomplit. En l'espace d'une nuit, ce monument porte déjà sur lui les stigmates de son devenir, celui de la ruine. Il demeurera dressé durant les quarante-trois jours que durera l'exposition, en dépit de tout, dans sa fragilité, et porte en lui l'évocation d'un symbole, celui de nos fors intérieurs.



Les Pénates de Clémentine Carsberg


Que voit-on de la réalité et comment la voit-on ? Voici les questions qui arrivent devant les oeuvres de Clémentine Carsberg.
Fenêtres, échelles, chaise, yaourt, douche, plante, livre, valise, gouttière, brique, cadre. Tout un fatras de décor d'objets domestiques qui vous enveloppe. Cet amoncellement de panoplies qui accable chaque homo modernus gavé contemporain. En principe il suffirait de respirer pour vivre : mais non, il nous faut ce tas de choses avec des tas d'images qui renvoient à d'autres tas de choses.
En cet endroit de l'art les objets disparaissent et apparaissent alternativement, dans une série de fondus enchaînés, avec le décor de papier peint qui les porte et les constitue à la fois.
Devenu, ici, l'instrument de l'artiste, le papier peint joue toujours une musique avec des sortilèges : il enveloppe et nous enveloppe de mémoires privées, il est sur les murs et dans la rêverie des enfants. Mémoire domestique ou hôtelière, étrangère ou familiale, papiers vus, papiers kitsch, papiers intimes, papiers de dépucelages et papiers de deuils, papiers d'amour et papiers d'ennui. Il s'agit ici, bien évidemment, du vrai papier peint : avec des motifs et non de ces papiers neutres, unis et insipides qui ont pour seule vertu d'effacer leur existence. Non, le vrai papier peint, lui, peut aller jusqu'à devenir votre ennemi. En novembre 1900, trois semaines avant de mourir, en exil à l'hôtel d'Alsace à Paris, Oscar Wilde démontre à la fois ce qu'est le véritable humour et la puissance du papier peint en disant à son amie Claire de Pratz : "...Mon papier mural et moi nous nous livrons un duel à mort, il faut que l'un de nous s'en aille " 1 Ce sera Wilde.
Littré, en 1870, indique des mots gouleyants pour nommer le papier peint : papier-tenture, papier-damas, papier-lambris, papier-tontisse, papier-granit, papier-marbre, papier-arabesque, papier coutil, papier pâte et papier soufflé ou velouté. En parcourant son histoire on voit que le trompe-l'oeil, l'illusionnisme, la réalité et son image -les questions mêmes de l'art- font partie de l'identité du papier peint depuis ses origines, au xv ème siècle.

Le travail de Clémentine Carsberg ne renvoie pas au présent -sauf bien sûr à l'immédiat de celui qui regarde- mais à un passé récent, celui d'une ou deux générations, d'où serait absent tout logo. Nous sommes face à des machines pleines de stimuli de la mémoire domestique.
Clémentine Carsberg s'occupe de nos pénates.
A un moment de confusion entre vie privée et vie publique, à un moment où la marchandise est devenue notre seul dieu tutélaire il est urgent de s'occuper de nos pénates.
Qu'on en juge : si l'on est encore capable de regagner ses pénates ou de les porter, on ne sait plus ni ce qu'on gagne ou regagne ni ce qu'on porte. .
Les pénates étaient pourtant des dieux bien commodes, privés, domestiques et d'abord utiles : chacun dédié à une fonction. Toute famille de romains avait les siens qui étaient transportés en cas de déménagement. Aujourd'hui tout se privatise, sauf les dieux. C'est un gaspillage car cela nous ferme à certaines grandeurs et à certaines facéties de la métaphysique familiale.
L'artiste Clémentine Carsberg capte nos pénates en s'interrogeant sur la réalité. Elle s'est tellement interrogée sur la question qu'un jour elle a construit "La façade du devant " une oeuvre qui était une nouvelle façade pour la galerie où elle exposait. Comme il s'agissait de la réplique de la façade mitoyenne de gauche, il était impossible de retrouver la galerie. Et chacun de monter et descendre la rue, perdu dans la réalité. Ceux qui étaient dans le secret n'étaient pas plus avancés : ils ne savaient pas quoi regarder. Ils voulaient que leur oeil s'accroche à quelque chose. Il y avait les mêmes portes et fenêtres fermées que sur la façade d'à côté. Pour pimenter cette leçon il s'agissait, bien sûr, de la galerie " Où ". L'oeuvre est restée pendant trois semaines, se patinant et ressemblant de plus en plus à sa façade jumelle. Ayant perdu son repère habituel, la voisine a raconté s'être trompée pour entrer chez elle.
Que voit-on ? disait "la façade du devant ".
Nous nous posons cette question, depuis Platon, dans cette partie du monde qui s'appelle la Méditerranée et l'Europe. On sait depuis longtemps que la réalité est indéfinissable, Descartes la rangeait parmi "les notions qui sont elles-mêmes si claires qu'on les obscurcit en les voulant définir " 2 Les philosophes aiment beaucoup le concept de réalité. Pour Ferdinand Alquier " Le réel est avant tout ce qu'on ne peut changer, ce qui heurte nos désirs, ce qu'il faut constater, ce avec quoi il faut compter." 3
Clémentine Carsberg pose une question : en quelles réalités peut se transformer la réalité ? Dans l'espace encombré et confus de ce temps, c'est ce qui s'appelle une question politique.

L'artiste revendique la modestie, celle des matériaux qui sont fragiles, gratuits, indigents dit-elle ; mais aussi la modestie de l'attitude, à l'opposé de toute fierté exubérante, comme une adhérence avec un mode de vie n'appartenant qu'à elle.
Et pourtant.
Que sont devenus les pénates ? Ceci et cela, et encore ceci, cet autre, celui-là et cet autre encore, au fond, et celui-ci. Tout est à l'échelle un , élément essentiel qui porte le doute entre le vrai et le faux.
Dans ces vrai-faux morceaux d'une réalité qui porte beaucoup de ses contraires : le néant, l'imaginaire et l'illusion, l'artiste capte une partie de l'autre côté du monde et ouvre une porte dans la perception.
Derrière, de l'autre côté, il y a l'ironie des objets comme il y a une ironie du sort. Il y a des sortes de contrepèteries visuelles avec des giratoires et des double sens à coulisses. Ce qui est peut-être le plus intéressant dans ce travail c'est que, malgré toutes ces turpitudes cachées, il s'avance sans aucune surcharge sémantique. On n'est pas ici dans le bavardage. On est dans la question de la réalité et du temps qui passe.
Donc.
Il est possible que la modestie revendiquée soit celle de l'artiste en jeune philosophe.
A la fin comme il y a des prix de beauté dans les tournois d'échecs, la beauté, ici, nait de la cohérence féconde de la proposition et de son support plastique.

Jean-Louis Marcos
2006

1- Claire de Pratz, dans G. de Saix "Souvenirs inédits" Harris p.572
2- René Descartes. Principes I, X
3-Ferdinand Alquier. Article "Réalité" in Encyclopaedia Universalis. 2005




Le banal, modeste acteur puissant de l'oeuvre

On remarquera à travers les captures d'images de magazines de la série Toiles de fond, que ce sont les humains qui s'absentent du monde visible, laissant une place essentielle au décor, qu'il soit intérieur (appartement), ou extérieur, (coin de rue, jardin). La silhouette d'une personne ainsi décontextualisée, «décorée» d'un motif de papier peint qui l'abstrait ainsi de l'image, ne voudrait-elle pas nous dire que, dans la représentation d'un intérieur ou d'un extérieur «animé», la chose à voir serait l'environnement, l'espace qui entoure le sujet humain ? Le «contenant» désignant ainsi de façon prépondérante la charge de ses signifiés. Lorsque dans telle image le visage d'une femme est proche de nous par le cadrage photographique, nous nous trouvons devant un décor silhouetté de mur peint, qui s'oppose comme obstacle. Notre regard s'écrase sur le papier peint transitionnel et nous renvoie à notre impossibilité à interroger l'absentée de la silhouette sous le papier dérisoire pour en chercher son origine. De qui s'agit-il, puis, de quoi s'agit-il ? Cette manipulation plastique du fond et de la forme rappelle l'idée de ce qui caractérise toute image : son impossible appropriation. On devine le constat d'un échec et de sa possible palliation en ayant une attitude d'humilité. Échec de savoir, mais qui promeut aussi le désir de savoir. Humilité par l'acceptation de ne pas posséder le savoir. Et c'est dans cet espace défini par le non défini de ce visage perdu que s'opère le discours sur la correspondance entre l'oeuvre et le spectateur. Ce qui m'échappe m'appelle, ce qui me manque m'interpelle. Car il y a là une présence, une présence invisible mais qui comble pleinement un espace. «Faire tapisserie», c'est se transformer en un anonyme mur peint, c'est se fondre dans le décor et dans un insondable espace mutique, c'est le rejoindre dans la minceur de son éloquence. La dimension de l'anonymat dans le travail de Clémentine Carsberg est suffisamment forte pour que l'on s'y attarde un peu. Sur une reproduction de photo «caviardée» on voit une salle d'exposition avec des tableaux accrochés aux murs. Devant l'un des tableaux, une silhouette bras croisés contemple une oeuvre. Elle est devenue une surface plane animée graphiquement. N'étant pas nous-mêmes devant les tableaux nous ne pouvons pas voir ce que la silhouette regarde ; notre regard est attiré vers cette image de papier peint découpé en forme de regardeur qui, ici, «fait le tableau», tel un clin d'oeil littéral à la célèbre phrase de Duchamp (1). Ce regardeur est aussi l'unité de la foule anonyme, le dénominateur commun que l'on croise dans les musées, que l'on côtoie sans en prendre conscience ; ignorer son voisin comme être ignoré de la foule. Être anonyme... Sans Nom, comme peut l'être un décor de papier peint dont on ne sait pas qui l'a créé et qui va rejoindre l'anonymat des appartements ordinaires et silencieux. On pressent alors dans l'oeuvre l'idée d'un «absentéisme», qui, s'il n'est pas forcené, n'en n'est pas moins décisionnel. «Absenter» l'espace d'un référent commun à soi (l'humain), pour en activiser la présence par le fait même de sa disparition, accroché au dernier contour de sa forme, c'est nous aveugler par le manque, brutalement, là ! C'est perdre les indices qui caractérisaient la singularité des individus avant qu'ils ne disparaissent derrière le rideau de papier peint. Est ce un acteur qui tourne les talons après avoir joué son rôle ou bien vient-il vers nous? La silhouette détient cette ambivalence : elle ne dit pas si le personnage est de dos ou de face : doublement anonyme. La position originelle est interchangeable en esprit. Ce qui nous fait face alors, c'est justement cette ambiguïté de lecture. Une autre échappée dans l'inconnu. Quid de ce qui a précédé la substitution plastique faite par l'artiste ? Quelle était la situation réelle de la scène ? Il vient vite à l'esprit que ces questionnements, tout en ayant l'attrait de la spéculation sémantique, ou intellectuelle, nous dévoient d'une autre présence : celle purement plastique où se joue un jeu graphique qui trouve ses échanges de correspondances dans des analogies formelles ou colorées, des sortes de passerelles visuelles entre une ligne qui se continue sur d'autres plans, des couleurs qui débordent en écho sur d'autres espaces, des aplats qui jouent avec des contradictions.
Nous avons affaire dans cette série Toiles de fond à l'intrusion du référent «papier peint» comme «peinture» d'une forme : celle vidée de sa substance en son contour. C'est peindre avec le papier peint des espaces découpés en silhouettes. Comme précédemment, on soulignera la littéralité du propos : le papier «Peint» !
Mais que peint-il ce papier ? S'il remplit les formes vides qui seraient en attente d'animation, il est avant tout, et de façon tangible: le mur peint. Et plus précisément le «Plan» peint. Il deviendrait alors métaphorique de ce qu'on appelle l'espace de représentation —que ce soit une feuille de papier, une toile, ou un quelconque support bidimensionnel—, il dit que «là, est le plan qui me sépare du réel et qui me le révèle à la fois.» Cela nous orienterait vers la perspective de la Renaissance qui faisait du plan du tableau la transition, le plan d'intersection, entre l'artiste et le réel. Écraser l'espace réaliste tridimensionnel sur le plan du tableau —ici sur le plan du mur—, peut devenir un projet, celui de Matisse par exemple. Le mur serait alors l'espace plan qui s'affronte à l'artiste et qui accueille la représentation exprimée d'une réalité.

Entre la représentation de la réalité et la réalité objective s'opère un rétrécissement de l'espace tridimensionnel, un rapprochement du lointain vers le premier plan, de la 3 D à l'expression en 2 D. Dans la série Échelles, Clémentine Carsberg opère de même mais en ramenant physiquement l'objet réel sur le plan et visuellement dedans. Ce mouvement d'attraction ne suffirait pas à «aplatir» l'objet pour le confondre avec le plan s'il n'y avait l'action du papier peint, qui, avec son décor exubérant de ramages floraux, ou de géométrie baroque, annihilait la volumétrie de l'objet en le fusionnant à son environnement tel un caméléon mimétique. L'échelle disparaît dans le décor, au profit d'un tout unifié : l'oeuvre. Cette superposition fusionnant formes, volumes, couleurs, sorte de sandwich visuel qui neutralise les appartenances originelles de chaque partie, peut ouvrir des questions sur les notions de disparition et de caché. Car le papier peint «cache». Il hôte à la vue. Il est même parfois conseillé de le choisir pour cacher des murs dégradés ; une sorte de cache misère joyeux, et rapide à coller, en lieu et place du travail fastidieux que serait la préparation de la surface d'un mur avant de le peindre.
La disparition n'attend pas qu'un objet soit soustrait à nos yeux pour qu'elle se déclare. Un objet peut rester dans le champ du visible sans être vu. Il en va de ces objets qui peuplent notre quotidien et dont on n'en perçoit plus la présence. Les oeuvres Lave main, et Rocking chair, en sont des exemples. La banalité du regard, ou la non utilisation d'un objet ou d'un outil, efface sa corporéité. Ce qui n'est plus essentiel à un moment est remisé dans un oubli plus ou moins proche. Il suffira que le besoin se fasse jour pour que l'objet réapparaisse à la vue comme étant indispensable à sa fonction renouvelée. L'oeil sélectionne. Si j'ai besoin d'une échelle, je «vais» la voir. Dès qu'elle n'aura plus d'utilité elle va disparaître dans le «décor», s'intégrera à son milieu, à son espace. Et pourtant elle sera là, à portée de vue, dans son coin, sans se faire repérer, «humble» dans sa posture.
«Humble» est un mot qui convient parfaitement à l'ensemble de ce travail, auquel j'associerais le qualificatif de «modeste». Humble et modeste, il l'est à la fois par les matériaux utilisés : populaires, peu onéreux, désuets, vulgaires au sens premier du terme, ordinaire, banal, que par les intentions artistiques : pas, ou peu d'effets, simplicité, effacement, mutisme, ironie, amusement, illusion...

L'humilité et la modestie qui touchent à l'intime, à la pudeur de s'exprimer ou d'exprimer (s'effacer derrière ses oeuvres, où se joue également l'effacement des objets et des personnes), se retrouvent dans les oeuvres in situ de l'artiste. Il était question jusqu'à présent des espaces intérieurs, clos, intimes donc. Ils sont similaires aux réalisations en extérieurs par la réitération du questionnement du plan, comme ici dans Façade du devant où l'on voit une façade, laquelle est aussi un plan d'intersection entre le dehors et le dedans. L'artiste a créé sur le mur de la galerie OÙ une imitation du mur de l'immeuble d'à côté. Cette illusion va déconcerter le regard à tel point que des voisins se tromperont de porte et se casseront le nez sur la façade illusionniste en trompe l'oeil ! Ce trompe esprit prête à sourire, l'amusement fait partie intégrante des attendus des oeuvres de l'artiste. Les titres en jeux de mots le confirment : Façade du devant, pléonasme ou tautologie pour signaler cette oeuvre. Homme Nouvelles, silhouette formée d'un texte de journal. Homme des Bois, silhouette en papier faux-bois, Voûte plantaire, fausses pierres en forme de voûte posée au sol. Fort intérieur, grande tour de fort en fausses briques posée dans le hall d'un lycée. Ou encore Ex-poto, les colonnes d'intérieur, qui titre un travail réalisé à Toulouse dans un passage qui relie deux immeubles. Sur une trentaine de poteaux/colonnes, Clémentine Carsberg a habillé de motifs différents chaque pilier, changeant l'échelle des colonnes en possible rouleaux de papier peint. Humour, dérision et ironie sont les compléments qui cohabitent avec le questionnement de l'espace, de la disparition, et autres manifestations magiques de sa création.

Une de ses dernières productions, Secrets de famille, nous parle du temps passé et retrouvé. Sur un grand pan de mur recouvert de ce qu'on appelle aussi communément une tapisserie (unie, à fleur, ou à motifs géométriques), une grande déchirure en forme de trou s'ouvre sur un papier peint précédent, lui-même déchiré, faisant apparaître celui qui avait été posé avant lui, et ainsi de suite sur une dizaine de strates qui, s'enfonçant dans une profondeur «plate», nous font revivre le passé sous-jacent des goûts des habitants, des modes et des époques qui se sont succédés. Tel un feuilletage à rebours, cette traversée fantomatique dans le mur guide notre mémoire visuelle vers quelques expériences vécues.

Un nouveau projet en cours s'oriente vers des façades d'immeubles abandonnés, aux fenêtres closes de parpaings Façades fleuries. Sur ces espaces plans, l'artiste y placera des lés de papiers peints qui rempliront la forme vide, la silhouette de la fenêtre. Le décor coloré des cloisons intérieures viendra là encore se positionner sur le plan de la façade en pleine frontalité, animant de ses couleurs la tristesse des murs gris de l'immeuble. Montrer l'intimité, l'exhiber, mettre des fleurs aux balcons, mais sans ostentation. Voilà comment «artialiser» le banal, en le cherchant jusque dans le geste impersonnel du tapissier, comme dans le décor trivial des motifs, ou dans le côté mal fait de l'à-peu-près que revendique aussi l'artiste.

Que le papier peint simulant un mur en pierre sèche suffise à notre bonheur, que se satisfaire d'un ersatz, d'un faux semblant pour être en prise avec le monde, c'est croire d'une façon naïve mais assumée, au pouvoir des images et à celui de l'illusion. Le simulacre agit comme un tremplin qui projette ailleurs nos fantasmes, dans des espaces de rêveries. Voyager autour de ma chambre (2) peut être un dépaysement, un voyage éloigné du lieu où il s'est généré.

Bernard Muntaner
Janvier 2012

(1) — «Ce sont les regardeurs qui font le tableau.» M. Duchamp.
(2) — Voyage autour de ma chambre, Xavier de Maistre.




Humains après tout
Céline Ghisleri

Avec des matériaux triviaux mais au pouvoir évocateur indéniable, Clémentine Carsberg embellit les endroits où elle intervient. L'artiste achève sa résidence d'un an au 3bisF avec une exposition faite de tapisserie, de boîte d'archives et de souvenirs, le temps de nous livrer ses fors intérieurs...


Sa résidence de recherche a abouti naturellement à une résidence de création qui se solde aujourd'hui par l'exposition Les Fors intérieurs, dans laquelle Clémentine Carsberg déploie son matériau de prédilection, le papier peint, sur différents supports et dans différents espaces. Papier peint rétro, qui emmène ses constructions vers quelque chose d'intime et de presque nostalgique. Souvent fleuri, souvent vieilli, il implique d'emblée un rapport familier et affectif aux environnements que l'artiste propose en intérieur comme en extérieur (voir la vidéo de Françoise Alquier Chapeaux chinois).

La tentative de ramener le spectateur vers une quiétude presque domestique au 3bisF n'est pas aisée puisque l'on sait, ou l'on devine, ce que les murs du centre d'art renfermaient jadis, du temps où la psychiatrie était loin d'être ouverte aux expressions artistiques, du temps où le lieu était un pavillon de force à l'architecture panacoustique. Clémentine Carsberg a d'ailleurs transformé visuellement et physiquement deux cellules d'isolement, parvenant à leur redonner chaleur humaine d'abord grâce à ses matériaux — le bois et le papier peint — et surtout en modulant l'espace, par la construction d'un parquet littéralement flottant à mi-hauteur de la pièce. Ce faisant, elle renverse les sensations du visiteur qui doit désormais s'accroupir, entrer à quatre pattes, sauter ou grimper, retrouvant ainsi les joies des cabanes ou des cachettes de son enfance. La salle retrouve des proportions humaines, à la mesure du corps, perdant le caractère austère et carcéral de sa première fonction. Le pouvoir évocateur des matériaux de Clémentine Carsberg a cela de magique qu'il nous fait remonter dans le temps pour nous ramener à nos propres souvenirs.

D'emblée, le visiteur est accueilli par la série de photos Paysage de saison, dans lesquels un audacieux collage de « chapeaux chinois » redessine des paysages et diffracte le temps. Comme des loupes qui opèrent un focus sur une partie de l'image, les collages produisent des déformations qui amènent le plat vers le volume. Ce travail entamé par l'artiste avant sa résidence trouve ici un écho particulièrement juste aux différentes activités du 3bisF. Elle utilise en effet des affiches éditées pour d'anciennes saisons théâtrales du lieu, dont elle caviarde les personnages, les textes et les dates pour ne garder que les vues urbaines et dépeuplées qui pourraient se situer n'importe où.

Ses cônes de papier rappellent les cellules parasites que l'architecte Jean-Louis Chanéac collait aux façades des bâtiments au temps où l'architecture et l'urbanisme étaient utopistes. « Les cellules parasites sont un acte d'anarcho-architecturalisme qui dénonce la rigidité visuelle du paysage urbain et contribue à la modularité, à l'évolutivité et à la réappropriation du cadre de vie. »

Monument d'archives, sans doute la pièce maitresse de l'exposition, est une monumentale installation composée de centaines de boîtes d'archives. Comme le papier peint, la boîte d'archives raconte à elle seule une histoire, celle d'un passé que l'on garde précieusement... Clémentine Carsberg en érige un monument, une sorte de tour Tatline dont certaines faces sont recouvertes de différents papiers peints. On y retrouve les mêmes problématiques que dans les cellules au parquet flottant : là encore, le rapport au corps est une contingence de l'oeuvre, puisque le visiteur peut pénétrer dans l'une des tours, refuges à ciel ouvert ou cachettes provisoires.

Vacillant sous le poids des boîtes et sous les effets d'une infiltration d'eau, l'oeuvre prend aujourd'hui des airs de tour de Pise et donne à l'ensemble des atours baroques du plus bel effet. L'oeuvre évolue donc et, comme un château de cartes, son temps en élévation reste compté. Les tours de Monument d'archives pourraient être celles d'un château fort ou celles d'une usine, et pour l'artiste, le choix de ce module comme matériau de construction à l'instar du parpaing ou de la brique renvoie à la notion de travail.

Sans effet d'illustration, et déjouant l'écueil d'un propos empreint au pathos, Clémentine Carsberg poursuit ici son travail d'installation in situ en imprégnant l'espace de son geste artistique. Elle prend ici toute la mesure du lieu dans lequel elle intervient, en souligne le contexte insolite et son histoire avec une idée et un geste d'empilement subtil et juste. En préférant l'évocation, elle reste à distance d'un propos qui semblerait trop chargé pour offrir au 3BisF un hommage qui lui va bien.

Céline Ghisleri
2015
Rubrique Expos , le mercredi 25 Nov. 2015 dans Ventilo n° 364

Techniques et matériaux


Collage
Installation
Installation in situ
Sculpture
Photographie
Mots Index


Archéologie
Architecture
Carte postale
Carton
Détail
Economie domestique
For / fort
Intérieurs domestiques
Investissement d'espace
Mémoire
Monument
Papier
Papier peint
Poster
Reste
Revêtement mural
Ruines
Secret de famille
Trace
Vestige
Volume
champs de références


Films
Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze, 1999
Hic (de crimes en crimes) György Pàlfi, 2002
Home d'Ursula Meier, 2008
La maison démontable de Buster Keaton, 1920
L'Iceberg, La Fée de Fiona Gordon, Dominique Abel et Bruno Romy 2005 et 2011
Life of Brian (La vie de Brian) et autres films des Monty Python's, 1979
Touche pas à la femme blanche ! (Non toccare la donna bianca) Marco Ferreri, 1974
Une journée particulière (Una giornata particolare) de Ettore Scola, 1977
Les films de Yasujirō Ozu, de Tati (PlayTime et Mon oncle, 1967 et 1958)


Documentaires 
« Scheiterturm » de Gilles Coudert sur une intervention de Tadashi Kawamata, 2014
« Chronique d'une banlieue ordinaire » de Dominique Cabrera, 1992


Bibliographies
Charlotte Perkins Gilman Le papier peint jaune (La séquestrée), 1892
François Cheng Vide et plein,1979 
François Dagognet, Les dieux sont dans la cuisine, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1996
François Jullien Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie, 1999
Gaston Bachelard Poétique de l'espace, 1957 
Georges Perec Espèce d'Espace, 1974
Jean Echenoz L'occupation de sols, 1988
Junichirō Tanizaki Eloge de l'ombre, 1933
Mark Z. Danielewski La maison des feuilles, 2000 
Yoko Ogawa L'Annulaire, 1994
Valerie Mrejen, Mon grand-père 1999, L'agrume 2001, Eau sauvage 2004
Virginia Woolf, Une chambre à soi, 1929
Sophie Lacroix Ruine, 2008
repères artistiques


... Elisabeth Ballet, Pedro Cabrita Reis, les frères Chapuisat, Thomas Demand, Olafur Eliasson (Your House, 2006), Silva Guzman Andrea, Franz Hofner & Harry Sachs, Tadashi Kawamata, Krijn de Koning, Gordon Matta Clark, Vincent Mauger, William Morris, Henrique Oliveira, Hubert Robert, Georges Roisse, Chiharu Shiota, Kurt Schwitters (Merzbau, 1923), Claire Trotignon, Felice Varini, Joana Vasconcelos, Rachel Whiteread...