Jerome CAVALIERE 

Faut-il prendre l'art avec des pincettes - ou plutôt avec un Fenwick?


Et s'il avait raison? Si les oeuvres d'art ne demandaient qu'à être traitées sans déférence? Non pas qu'elles n'en méritent pas, ni que Jerome Cavaliere ne soit un vandale (enfin, pas toujours). Ses projets incitent surtout à penser que l'on entretiendrait avec les oeuvres d'art un rapport plus adéquat à leur nature si on les abordait avec plus de familiarité et de proximité. Depuis bientôt un siècle, on nous répète qu'elles ont perdu leur aura, qu'on en finisse pour de bon. Le travail de Jerome Cavaliere simule un monde, sans dispositifs de sécurité ni polices d'assurance, où ce serait possible. Flagrants délits, une série de photos de 2011, le montre dans une mise en scène de cambriolage, occupé à décrocher un tableau d'Olivier Mosset installé au dessus d'un lit, démonter une sculpture en néon de Dan Flavin, soulever avec un Fenwick une pièce en métal de Bernar Venet. Vraies actions avec de fausses oeuvres ou vraies oeuvres pour de fausses actions? La fiction s'installe tantôt d'un coté tantôt de l'autre pour nous faire envisager, au moins conceptuellement, d'instaurer un rapport franchement tactile aux oeuvres. Dans d'autres séries, How to do a masterpiece, 2009, et Art at Home, depuis 2006, il fournit toutes les indications nécessaires pour réaliser soi-même des pièces célèbres ou récemment vues dans des expositions. Ainsi d'un dessin mural de Monica Bonvicini qu'il décrit dans une fiche pratique de type Modes&travaux, incluant une biographie de l'artiste italienne, des références et un modèle pour réaliser le tracé du motif. Apparemment proche de l'Appropriationnisme, la démarche de Jerome Cavaliere s'en distingue néanmoins par une désinvolture affichée. Si les précédents courants manifestaient la prise de conscience d'un monde où tout a déjà été fait et où les oeuvres anciennes deviennent un matériel de base - lorsque la "culture est devenue une véritable seconde nature" comme le dit Fredrick Jameson à propos du postmodernisme - ici il s'agit plus de conduire à son terme le processus de désacralisation de l'art dont l'origine peut être fixée quelque part autour du readymade inversé de Marcel Duchamp: une toile de Rembrandt qu'il faudrait utiliser comme table à repasser. Dans son Entretien avec une oeuvre d'art, 2012, Jerome Cavaliere accomplit ce rêve duchampien en tirant à l'arc dans des tableaux d'Olivier Mosset. Ce sont bien sûr des toiles "home-made", mais est-il totalement exclu que le peintre n'autorise un jour de tirer réellement dans l'une de ses oeuvres, tant elles jouent parfaitement leur nouveau rôle de cibles ?
Un détail est très révélateur de la démarche de Jerome Cavaliere. Lorsqu'il tire dans les peintures de Mosset, il ne le fait pas n'importe comment. Que ce soit à 30, 50 ou 70 mètres, il atteint le coeur de la cible. Cela aurait sans doute plu à Miró, lui qui disait lorsqu'il peignait à la fin de sa vie ses trois Bleus, qu'il s'entraînait comme un archer japonais à la recherche du geste parfait. Ainsi, sa désinvolture face aux oeuvres d'art, s'accompagne, de manière a priori paradoxale, d'une grande précision dans la réalisation. On découvre très vite qu'elle a pour fonction de revenir à l'attaque des oeuvres par un autre biais, en pointant les ambivalences qu'elles incarnent. La précision est particulièrement évidente dans la série des grands coloriages aux feutres intitulés Bamboccio, 2009, inspirés d'images d'arrestation parues dans la presse. Par rapport à la violence du contenu, l'application quasi mécanique des couleurs nous fait osciller entre le souvenir de faire innocemment un dessin et l'inculcation des règles véhiculée par cette activité (ne dépasse pas les traits noirs!). Le talent de dessinateur devient presque une image de marque lorsqu'il expose comme une oeuvre, Abilities, 2011, le certificat l'autorisant à réaliser les dessins muraux de David Tremlett. A travers ce geste, il réalise un autoportrait en simple chaînon au sein d'un processus de réalisation, où l'aptitude au dessin est mise en balance avec l'appartenance au milieu artistique: laquelle des deux donne droit au statut d'artiste? Une série en cours, Textes critiques, revient sur ce thème d'un monde de l'art à part. Réalisés au rotring sur papier Arche, des dessins reproduisent très fidèlement des posts publiés sur des forums par des non-initiés qui donnent leur avis sur l'art et les artistes. Comme une fenêtre ouverte sur l'extérieur, ces dessins renvoient au monde de l'art sa propre image, le poussant à s'interroger sur sa place dans la société, souvent perçue comme privilégiée. C'est cet espace protégé derrière lequel se cachent encore bien des oeuvres et des artistes, que le travail de Jerome Cavaliere s'amuse à saper.


Vanessa Morisset, février 2013






Travail d'artistes
 
Dans son introduction à Formes de vie, Nicolas Bourriaud met en avant la spécificité de la production artistique par rapport aux productions résultant du travail en général, conférant à l'oeuvre d'art un statut particulier qui la maintient à l'écart de la productivité industrielle et artisanale... Le rejet du public vis-à-vis de l'art moderne et, aujourd'hui, de l'art contemporain, s'expliquerait selon lui par le fait que « l'art reflète avec exactitude la misère du quotidien et la vacuité de nos emplois. »
Ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle la prolétarisation des savoir-faire, soit le résultat d'un travail productiviste, rationaliste et standardisé, qui vide d'intérêt la poiésis (1) et la praxis (2), jusqu'à déprimer le travailleur et attenter gravement à la transmission des savoirs, des savoir-faire, des savoir être...
Ce renoncement au savoir-faire et à la technicité, les artistes s'y résignent dès les années 60 à l'instar de mouvements comme BMPT (3), à la recherche du degré zéro de la peinture.
L'exposition Un truc complètement fou, ça va vous plaire ! colle à notre époque. Le titre, qui a plus à voir avec La Société du spectacle (Guy Debord) qu'avec une exposition d'art contemporain, s'avance peut-être sur la réception par le visiteur du non spectacle qui lui sera proposé... Jerome Cavaliere et Stéphane Déplan se placent d'emblée dans une proposition déceptive. Leur exposition à quatre mains n'est qu'une parenthèse enchantée dans leurs carrières respectives, une collaboration éphémère qui s'appuie sur des problématiques proches mais sur des formes habituellement éloignées. Et pour cause, Stéphane Déplan, qui fait de sa vie une oeuvre d'art, se dérobe de fait à la question de la production d'oeuvres d'art et au marché, puisque son « art volatile » n'est ni quantifiable, ni consommable, ni rémunérateur.
Les deux artistes partagent un goût pour la dilapidation des énergies et le joyeux gâchis des forces productives, conceptions qui vont à contre-courant des systèmes capitalistes, traduisant des dispositions éthiques à travers des formes. Leurs oeuvres résultent d'une relation inextricable au monde et à l'art : suivant l'adage des modernes, fais de ta vie une oeuvre !
Ils le disent eux-mêmes : ils créent pour jouer. Si l'autodérision est bien présente dans chacune de leurs propositions, ces dernières n'en questionnent pas moins le milieu de l'art et sa parole policée, voire aseptisée. En témoignent les vidéos Désaccords, qui décontextualisent le jargon du milieu de l'art contemporain par le biais de sous-titres rajoutés sur des vidéos de baston récupérées sur internet. Outre l'effet comique des bagarres soi-disant provoquées par des discordances rhétoriques, ces vidéos posent la question de leur statut, de leur existence sur internet, de leur auteur et, enfin, de la véracité des images.
Les autres oeuvres abordent les mêmes problématiques. Une sculpture réalisée avec 1 152 000 allumettes propose la possibilité d'une divergence d'intention de la part des deux artistes. Deux cartels pour une même oeuvre, et deux titres. La différence de point de vue n'est pas formelle, puisqu'il s'agit bien de la même sculpture, mais intellectuelle. Aux deux interprétations de la pièce peut encore se rajouter celle du regardeur. Avec Tas de foin, Jerome Cavaliere fait explicitement allusion à la pratique amateur de la construction figurative en allumettes qui relève d'avantage du Guiness Book que de l'art contemporain, balayant au passage les processus déterminant ce qui est oeuvre d'art et ce qui ne l'est pas. Le titre de Stéphane Déplan, La masse critique, tient à l'appellation de l'objet utilisé pour « construire » la sculpture : l'allumette dite de sûreté. Il voit une sorte d'aberration et d'usurpation de langage dans une terminologie qui garantit la sécurité pour nommer un objet au pouvoir destructeur évident.
Il s'agit pour autant d'une sculpture, sans construction, sans assemblage, sans fabrication, qui porte en elle toute l'histoire de la sculpture, depuis son érection sur un socle jusqu'à sa descente vers le sol, de sa destitution de son piédestal à sa prise en compte de la pesanteur, du sol sur lequel elle repose désormais et de sa matière informelle, molle et évolutive...
L'installation Hole Painting, dont le titre joue aussi sur les mots, est une peinture murale qui se déploie dans l'espace. Deux murs, rouge et jaune, se superposent et proposent une peinture échappant à son essence qui, selon Greenberg, réside dans sa planéité. L'oeuvre convoque les Wall Painting du minimalisme, de Sol LeWitt, dans son rapport à la bi-dimensionnalité de l'oeuvre peinte, mais aussi par la délégation à des assistants de son exécution. L'oeuvre réside dans l'idée d'avantage que dans « le produit fini » : exécutée sur un mur, elle est donc vouée à disparaître physiquement ; seule l'idée demeurera... Au centre de cette peinture rouge, un trou laisse apparaître le mur jaune en profondeur de champ. Selon la place que l'on occupe, le rouge et jaune appartiennent à la même surface ou se distinguent en deux murs séparés. L'agression dans cette peinture monochrome rouge rappelle le travail Lucio Fontana, qui intervient dans ses surfaces peintes et planes par un geste de lacération déplaçant la peinture vers un état tridimensionnel où l'espace, le mouvement et le temps sont convoqués. Les flèches plantées dans les deux murs successifs révèlent l'action qui a fait l'oeuvre. On peut y lire une nouvelle interprétation de l'action painting (4), une peinture dans laquelle une action et ses conséquences font oeuvre. Jerome Cavaliere associe ici son travail d'artiste et sa pratique sportive du tir à l'arc, seules circonstances dans lesquelles il arrête de se marrer... Car si l'art contemporain est un jeu, il n'en demeure pas moins une mise en jeu de soi-même, du public comme des artistes. Et ce jeu, qu'il soit formel ou intellectuel, nécessite l'adhésion de celui qui regarde.
Les oeuvres de Jerome Cavaliere et Stéphane Déplan assument une certaine ironie vis-à-vis du monde de l'art, que Bourdieu appelait « un univers de croyance ». Ils s'amusent avec une approche presque sociologique de l'art contemporain qui questionne le nouvel état d'esprit demandé au visiteur de l'exposition. « L'art est arraché à la fascination qui fait entrer en communication directe le croyant et l'objet de sa croyance. » (Antoine Hennion) Une nouvelle posture engendrée dès le tremblement de terre provoqué par Duchamp et ses ready-made, et cette nouvelle nécessité d'admettre que des objets venus du monde trivial pouvaient désormais s'affranchir des règles communes et prétendre au statut presque prophétique d'oeuvres d'art.
Puisque la forme définitive ne compte plus tant que ça, puisque le geste ne nécessite plus ce savoir-faire propre à l'artiste et relégué désormais à l'artisan, comment croire en ce tas d'allumettes ? Il faut repasser pour cela par l'histoire de l'art et revoir 50 cl. d'Air de Paris (1919) de Duchamp. Rien à voir, du vide contenu dans un flacon associé à une idée, et l'imagination fait le reste... C'est le regardeur qui associe, qui invente, crée à son tour et y trouve un plaisir intellectuel dépassant la contemplation et le simple plaisir esthétique.
Duchamp inventait alors une beauté invisible, un poème visuel. Les oeuvres de Jerome Cavaliere et Stéphane Déplan sont de cet acabit, drôles et intelligentes, irréprochables dans le fond comme dans la forme...

Céline Ghislery
Paru dans "Ventilo" n°352 , 24 mars 2015

Notes :
(1) Poiésis : Production des biens matériels
(2) Praxis : La production de soi à travers des pratiques individuelles
(3) 3. Groupe de quatre artistes : Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni, créé en décembre 1966 et dissous un an plus tard.
(4) L'Action Painting désigne aussi bien une technique qu'un mouvement pictural. C'est un art abstrait apparu au début des années cinquante à New York. Le terme a été proposé en 1952 par le critique américain Harold Rosenberg pour caractériser l'importance de la gestualité dans le travail de certains artistes expressionnistes abstraits.