Jérémy LAFFON 

Jérémy Laffon
par Norbert Godon, 2021


Bilan de compétences, l'une des premières séries de vidéos réalisées par Jérémy Laffon, le présente en un jeune homme, face caméra, lançant à plusieurs reprises un carton de déménagement vers les hauteurs d'un plafond blanc, ou une grosse pierre vers le ciel naïvement azuré. Il ramasse l'objet, le relance, le ramasse à nouveau et ainsi de suite. Chacune des tentatives donne lieu à des vols différents, tous plus ou moins ratés, et ne manifestant aucune amélioration qualitative apparente. C'est le réel, l'effet de gravité. Le bilan de compétence n'intervient proprement qu'à la fin, figurant le meilleur de l'expérience acquise en matière de lancé : seuls les courts instants où l'objet était au sommet de sa course ont été conservés et mis bout à bout, produisant l'étrange apparition d'un emballage ou d'un caillou qui tressaute en lévitation. C'est l'idéal de l'ascension professionnelle.

L'oeuvre de Jérémy Laffon est toute entière traversée par cette tension entre idéal et réalité. Elle compose à ce titre une manière de vanité contemporaine qui ne cesse de mettre en jeu les impératifs de valeur, d'efficacité et de productivité du geste artistique, comme du travail en général. Le titre des pièces joue un rôle central dans cette mise en relief de l'activité productive au sein de l'oeuvre. Une série de petites sculptures opalescentes en forme de pavés, creusés de cavités, de fissures et de multiples ridules aux dénivelés complexes, composent comme une suite de paysages topographiques en miniature. La série est intitulée Productivity, Run Away ! en référence à la technique employée, technique permettant d'optimiser le temps de travail au vu de la complexité des formes à sculpter. Le geste, perceptible dans la facture de l'objet, consiste à déposer au fond d'un évier, juste en dessous d'un robinet qui fuit, des blocs de savons qui, comme l'artiste, sont de Marseille. Laissez la fuite faire son oeuvre et répétez l'opération à volonté : vous obtenez un multiple capable de remplir à la demande toute une salle d'exposition. Lentement sculptés par le goutte-à-goutte, les savons proposeront aux visiteurs l'exploration d'une étonnante variété de reliefs accidentels.

Fragiles comme des utopies, ces petits paysages exposent à qui les considère un principe d'économie poétique, démontrant que l'emploi des moyens les plus pauvres permettent de produire les formes les plus riches. Allant à l'encontre des valeurs travaillistes, elles démontrent également que la recherche du moindre effort représente une stratégie efficiente pour engendrer un maximum d'effets. Par dessus le marché, la technique de sculpture à la goute d'eau fait en elle-même l'objet d'un réinvestissement à même de rentabiliser le temps de recherche. L'artiste l'applique ainsi à d'autre matériaux comme le sel, dans Prototype de sculpture pour fuite d'eau, employé sous la forme de blocs réunis en pavé, progressivement corrodés par l'action de l'eau. Il en va de même avec la glace dans Circuit fermé, une sculpture dont les courbes évolutives découlent d'un cube composé de pains d'eau pure et de pains d'encre noire, lentement usés par le travail des gouttes issues de leur propre fonte. L'eau résiduelle, récoltée dans un petit bassin rectangulaire s'achemine dans un circuit de rigoles en manière de jardin japonais, pour remplir des bidons, inversant le processus habituel qui consiste à les vider. Lorsque le bloc est quasiment fondu, des moteurs activent des pierres qui, suspendues à des fils, tombent et ressortent des bidons en générant des éclaboussures sur les cimaises ainsi qu'une sorte de musique composée du son chaotique de milliers de gouttes.
A l'inverse du travail effectué à la sueur du front, c'est le matériau qui s'use en suant. Plutôt que d'attaquer virilement la matière en lui donnant des coups, il suffit de laisser couler. En matière de valeur travail, de telles oeuvres ne mettent pas non plus en avant un savoir-faire spécifique : ce n'est pas directement l'artiste qui sculpte, dessine ou assemble, il sous-traite la composition en la confiant au hasard. Mais la chose n'est pas si simple. Il s'agit d'un hasard contrôlé, dont la mise en oeuvre suppose d'avoir accordé une attention suffisante à l'objet que l'on choisi de travailler pour savoir comment le prendre et l'accompagner dans ses inclinations naturelles.

A titre d'exemple, la série de dessins à la toupie intitulée Siffler en travaillant consiste, sinon à faire oeuvre en se roulant les pouces, du moins à jouer de l'un d'eux ; mais comme on le sait, le lancé de toupie requiert en certain entraînement. Avant que son trajet ne parvienne à exprimer le glissement facile de la ligne et que l'on reconnaisse en elle une forme d'hommage à cet idéal de beauté que la courbe a incarné dans l'histoire du dessin, il faut avoir joué de nombreuses fois avec l'objet. Aussi, le thème du jeu revient régulièrement dans l'oeuvre, non seulement parce qu'il invoque le plaisir éprouvé en travaillant, mais également pour rappeler que tout jeu nécessite la connaissance et la maîtrise des règles qui permettent d'éprouver ce plaisir. Et si une installation comme Osselets renvoie l'art délicat de la composition à une affaire de jeu de hasard, le hasard ne peut garantir l'équilibre d'une composition que s'il est bien paramétré. Dans cette pièce, des cylindres de sel à bétail destinés à être sculptés par les langues des animaux de ferme se trouvent aléatoirement répartis au sol, sur un damier aux contours éclatés dont les dalles de métal claires et sombres sont elles-mêmes alternées sans logique apparente. Le rapport entre l'espace investi, le nombre, la taille et la variété des éléments associés est ici déterminé de sorte à ce que n'importe quelle disposition soit efficace. Les proportions établies entre ces paramètres permettent en réalité à toutes les dispositions possibles d'être performantes. Et parmi toutes les compositions possibles, les plus réussies sont celles qui résultent d'un choix indifférencié. Dans la mesure où elles ne sont pas réfléchies, les dispositions accidentelles s'avèrent toujours être les plus surprenantes. Il n'est plus nécessaire de faire intervenir le jugement subjectif, les critères de la bonne composition ayant été préalablement déterminés et les moyens de sa mise en oeuvre rationalisés.

La série des Constructions Protocolaires Aléatoires se propose d'exposer ce principe de façon méthodique. Quatre tables, dont la couleur verte fait directement référence à celle des tapis de jeu, présentent à l'horizontale le cadre que l'on accroche traditionnellement au mur pour mettre à plat un protocole de composition situé au croisement de la bataille navale, des assemblages de kaplas et des jeux de casino. Les règles en sont détaillées dans des sous-verres présentés au mur. En lieu de pions, les plateaux sont parsemés de barres de chewing-gums, l'un des matériaux favoris de l'artiste, qui aime aussi mâcher en travaillant, ou travailler en mâchant. Les barres sont ici tout juste sorties du paquet et déposées sur les cases des plateaux pour établir au sens littéral une règle de composition fondée sur des agencements combinatoires. Une série de lancé de dés permet de déterminer les positions des barres de chewing-gum mais aussi la répétition du protocole de dispositon des tablettes, décidant du nombre d'étages de chaque monticule. Au cours de la réalisation, l'effort d'évaluation empirique est ainsi remplacé par la mise en oeuvre d'un protocole appliqué de manière stricte, autorisant une forme de lâcher-prise, de laisser faire, assorti d'une prise de distance avec la responsabilité que la fonction d'artiste suppose d'endosser en matière de sens de la composition. Abandonnant au hasard le soin de l'agencement des éléments, l'artiste renonce à contrôler chaque étape du processus productif, et cet abandon salutaire lui permet d'inscrire son travail, et l'oeuvre qui en résulte, dans une continuité avec la vie. Les informations techniques accompagnant le titre précisent au sujet de cette série d'oeuvres qu'elle est non seulement inachevée, mais inachevable, en raison de l'infinité des combinaisons possibles. Eprouvant un ancien principe d'équivalence entre ce qui est bien fait, mal fait ou pas fait, la pièce tend à démontrer combien la posture consistant à relativiser les objectifs de mission qui incombent au métier s'avère paradoxalement productive. Le caractère non fini de la série, son non finito, ouvre sur l'horizon imaginaire d'un déploiement potentiellement infini de concrétions de pâte à mâcher. En intégrant dès le départ l'impossibilité d'atteindre l'idéal du travail accompli, la pièce table sur une forme de réussite dans l'échec.

L'artiste laisse donc advenir les choses, faisant preuve d'une certaine forme de passivité, mais la passivité peut être intimement liée à la passion. Si elle se définit comme l'inverse de l'activité, de même que le détachement s'oppose à l'affairement, la proximité étymologique des termes « passif » et « passion », dérivant de la déclinaison du même verbe « souffrir » en latin, rappelle combien la passivité implique un engagement émotionnel actif lorsqu'elle procède d'une écoute des choses, d'une compréhension empathique de l'objet à travailler. Car les protocoles les plus efficaces, aussi rationalisés soient-ils, ne permettent pas de faire l'économie du temps d'observation nécessaire pour atteindre le niveau d'expérience impliqué par leur mise au point, et le niveau d'attention que suppose leur application aux cas et aux situations, qui varient toujours. Pour qu'un geste puisse être minimal et engendrer un effet maximal, il faut avoir pu trouver le temps d'anticiper ses résultats et d'en éprouver l'effet avant de passer à l'action.

L'efficacité du geste mis en oeuvre dans les Constructions Protocolaires Aléatoires repose sur une tension interne : les règles adoptées ainsi que les lignes tracées sur les plateaux sont aussi rigides que les formes agencées sont molles. Le projet initial présente comme la mise en évidence de son propre avachissement. En résultent une série de concrétions en îlots, émergeant d'océans quadrillés, des sortes de graphiques tridimensionnels dont l'esthétique s'accorde avec l'amour que nous portons aux données chiffrées et à leurs représentations axiales. Or, tandis que la forme va dans le sens de notre fascination pour l'orthogonalité tabulaire, image normative de toute velléité de rationalisation, le matériau qui les incarne ramène la ligne droite aux courbes d'une réalité bassement organique. Sur le tapis de jeu des spéculations qui justifient le recours de plus en plus fréquent aux graphiques dans à peu près tous les secteurs professionnels, notamment en matière d'évaluation de services, l'exactitude et la précision sont de mise. Ici, la référence à de telles constructions mentales est confrontée au devenir des choses humaines : les angles s'arrondissent, les reliefs se ramollissent et les barres des diagrammes sont menacés de détumescence. Projetant l'espace des constructions théoriques dans le monde sensible, ces constructions relèguent les modèles de pensée et les programmes en général au domaine de l'idéal en les confrontant à la précarité des choses matérielles. Travaillés par le dualisme qui oppose l'esprit au corps, la plupart des oeuvres de l'artiste mettent en tension formes et matériaux, projet et réalisation, intention et résultat, idée abstraite et objet concret. Puisées dans le vivier des denrées alimentaire ou des produits de nettoyage, les matériaux relèvent à la fois du périssable et du commun ; là où les formes renvoient, soit à l'imaginaire de la géométrie, soit à des abstractions de paysages désertiques, motifs tous deux liés à la pratique de la contemplation dans toute sa dimension spirituelle. Avec les Constructions Protocolaires Aléatoires ces deux référents se rejoignent et se confondent pour constituer une collection d'archipels où les désirs de perfection méthodique et de maîtrise totalitaire sont amenés à échouer.

Du côté des paysages, outre les savons et autres pains de sel creusés par l'eau, la vidéo Silence (I miss the desert) propose par exemple un voyage immersif à travers des formations de cheminées de fée en pop-corns. Les Algorama déclinent une série de sculptures en litière pour chat, dont le titre fond en un même mot l'aggloméra et l'algorithme pour donner à entendre la nature aléatoire du procédé employé : de la résine versée dans un volume empli de litière se propage aléatoirement pour former comme des miniatures de récifs rocheux et confiner le sublime, sentiment océanique par définition, dans un panorama de fond d'aquarium. La tentation de verser dans l'extase contemplative s'en trouve ainsi contenue. Du côté de la géométrie, la série des Reliques, en dehors des objets issus des techniques de construction aléatoires, déploie des ellipses, des orbes, et divers volumes circulaires, figures emblématiques de l'idéalité mathématique. Egalement réalisées au moyen des barres de chewing-gum, elle invite à observer l'évolution de ces formes dans le temps. Avec la chaleur et l'effet de la pesanteur, les solides s'affaissent et se désarticulent, si bien que d'une exposition à l'autre l'artiste s'ingénie à les restaurer, et ce dans les règles de l'art, remplaçant les chewing-gum fondus par des lamelles de bois beige bien distinctes. Il numérote soigneusement les versions des objets qui intègrent ainsi l'histoire de leur décrépitude. La perte de la matière originelle coïncide avec l'augmentation de la valeur des objets, engendrant un phénomène de rigidification. Les objets sont de moins en moins victimes de l'écoulement du temps, à mesure que leur histoire se diffuse et que leur image idéalisée par les récits se substitue à l'objet réel.

Le fait d'endosser des fonctions périphériques au métier comme celle de restaurateur constitue une autre manière de mettre à distance les missions qui sont conventionnellement imparties à l'artiste. Ici, le créateur descend de son piédestal pour mettre en évidence les réparations que la plupart des artistes sont souvent contraints de faire dans les coulisses de leurs ateliers. Dans le même esprit, il se fait volontiers technicien de surface, comme lorsqu'il réalise Terrain d'entente, une vaste peinture géométrique couvrant tout le sol d'un atelier en faisant jouer une alternance de carrés sombres encadrés de bandes claires, et de carrés clairs encadrés de bandes sombres. Pour ce faire, il lessive le sol maculé de crasse après avoir masqué les zones où les marbrures de la saleté devaient rester apparentes. Ce travail en négatif, qui soustrait au lieu sa précieuse poussière, s'inverse à nouveau lorsque l'eau salie par le nettoyage lui est retournée, versée sur l'un des murs de l'espace pour composer une manière de peinture gestuelle tout en dégoulinures. Dans cet exemple comme dans le précédent, le geste relativise son importance en débordant du cadre attendu de la pratique artistique pour investir des tâches subalternes. Il n'en est que plus vivant et par conséquent plus à même de toucher au but.

Sous tous ses aspects, l'oeuvre de Jérémy Laffon se montre soumise aux contingences de la vie. Elle s'offre à l'humain qui la reçoit comme un objet produit par un autre humain et non par un artiste calcifié dans l'idée de sa fonction, figeant réciproquement le spectateur dans la sienne. L'artiste s'assoit sur nombre d'objectifs conventionnellement impartis au métier, comme de manifester un savoir faire manuel, un sens de la composition, une conviction qui s'exprime par l'acharnement au travail, ou même de produire des oeuvres pérennes. La qualité du geste qu'il rejoue et fait varier aux aléas des matériaux choisis tient d'une certaine forme de détachement dans la pratique, de mise à distance des prétentions au professionnalisme, et de toute posture qui tend à confondre rigueur méthodique et rigidité protocolaire. Au lieu de mettre en exergue la qualité d'une technique, l'oeuvre invite à estimer la valeur d'un geste à la qualité de son positionnement dans un contexte élargi. Dès lors qu'une manière d'agir, dans le champ artistique comme dans tout champ professionnel, se montre capable d'envisager le hors-champ professionnel pour se réajuster, elle instaure une relation de connivence à même de libérer les rapports des postures qui les rigidifient. La relativisation des critères d'évaluation, qui devraient être réévalués en fonction de chaque situation, permet parfois de répondre aux attendus à des endroits où ne les attendait pas et finalement de remplir avec plus d'efficacité les objectifs initiaux, en les remettant à leur juste place.





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