Alexandre GÉRARD 

“Alexandre Gérard mène un travail sur le sens diversifié, à la fois drôle et inquiétant."
Arnaud Labelle-Rojoux



Texte d'Alexandre Gérard, 2005
Notre perception des choses est partielle et brouillée, d'où la nécessité d'un constant travail de décodage, plus ou moins couronné de succès.
J'essaye notamment de relater l'hermétisme que présentent nombre d'objets du quotidien, dans la mesure où ils sont perçus dans leur littéralité (dans la rue, une enseigne à laquelle manquent une ou plusieurs lettres devient, face au passant distrait, un sujet d'hésitation momentanée). Outre les pièces présentant des objets isolés, et majoritairement ready-made (relatés, le plus souvent, sous forme de traces photographiques, d'enregistrements audios, ou d'enregistrements vidéos), d'autres travaux ont comme point de départ la mise en place, dans des lieux publics, d'éléments face auxquels les gens n'ont pas l'habitude de réagir. Le produit de ces expérimentations est généralement retracé par le biais de documents vidéos. Dans “File d'attente” (5 minutes, 2000), par exemple, je suis filmé, en caméra cachée, dans la file d'attente d'une banque, une plaque de verre sous le bras. Je feins de
lâcher involontairement la plaque qui se brise bruyamment au sol. On assiste alors au diverses réactions des personnes présentes (sursauts de frayeur, têtes levées au plafond, apaisement, blagues...), jusqu'à ce que l'animation créée par l'événement retombe, et que la queue reprenne son cours silencieux. Mon intérêt pour les notions de doute, d'hésitation, de perte de contrôle, et de stupeur, m'a amené à recenser certaines situations fréquentes où la maîtrise des codes et des signes vacille. Ces situations sont présentées sous la forme de reconstitutions où interviennent le texte, le dessin, et la photographie. J'ai également réalisé des vidéos où l'on peut observer, sur le vif, les comportements similaires de différentes personnes, dans quelques-unes de ces circonstances.








Texte de Nathalie Quintane, 2009
Des perceptions intermédiaires (communiqué de presse de l'exposition à la Galerie Bonneau-Samames)
Même les poissons qui ont des yeux sur les côtés regardent droit devant. Il n'y a guère que ceux qui n'ont pas d'yeux, et qui ne sont pourtant pas aveugles, à pouvoir s'affranchir du droit devant référent. Le droit devant référent, c'est ce qui fait que quand vous êtes couché, vous regardez le plafond, que quand vous buvez un verre, vous regardez par dessus le bord du verre ou dans le verre en louchant, ce qui fait que Pollock a vaporisé sur une toile à plat devant, et qu'il n'a pas pensé à glisser son pinceau sous son bras comme Lucky Luke son revolver pour tirer sans regarder, et qu'en entrant dans une galerie d'art, les dessins seront le plus souvent accrochés un peu au-dessus ou un peu en dessous ou juste à hauteur d'une ligne droite perpendiculaire au mur qui irait du mur à vos yeux. Une fois, ils étaient placés tout en bas près de la plinthe, et ça m'a obligée à me pencher beaucoup comme si j'étais en train de ramasser une dent tombée, mais étaient-ils pour autant ailleurs que droit devant moi quand je les regardais ? Je me souviens d'un panneau peint, copie d'un maître italien par Gustave Moreau musée Gustave Moreau, accroché sous plafond, et qui m'avait donné mal au cou à dix-huit ans à le vouloir regarder longtemps.
Et voilà, c'est tout pour les souvenirs.
La question n'est donc pas Qu'est-ce que l'Art ? De quoi peut-on dire ce que c'est, d'ailleurs, sinon de l'Être peut-être, peut-être que l'Être est Être, certains sont sûrs, mais peut-être que le plus sûr encore est le peut-être ? Certains disent que l'Art est un concept essentiellement consterné, pardon, contesté - et donc un concept peut-être. D'autres disent que la question est, plutôt, Quand y a-t-il Art ? C'est troublant, car le temps, sa flèche, viennent troubler des considérations de limites ou des circonstances. Alexandre Gérard, son travail, demandent Où est l'Art ? Et c'est au moment même où vous manquez vous casser la figure sur une marche invisible, où votre coeur fait un petit haut, un oh, où vous esquissez un pas de danse involontaire, un pas de menuet jambes arquées pour tenter de recouvrer l'équilibre, que l'Art vous répond, il vous dit Là! mais c'est là!, et vous de reprendre C'était là, andouille, et tu l'as vu trop tard!
L'Art, c'était cette petite crispation du coeur que vous avez eue en loupant la marche, c'était ce moment où votre coeur se crispant a occupé une plus petite place dans sa cage, vous vous souvenez ? Mais si, rappelez-vous, vous vous précipitiez sur les dessins, par là, arrimés au mur, droit devant référent, et vous avez senti votre corps descendre et votre coeur rester au même endroit (mais où est l'Art ?!), moment de pur suspens proprioceptif, envol d'un coeur identifié à sa lévitation même. Est-ce donc que l'Art serait une sous-discipline de l'orthopractie, c'est-à-dire l'art de se tenir droit debout sans souffrir et sans flancher, ou bien plutôt que l'orthopractie serait une condition de l'expérience, artistique d'abord, esthétique ensuite ? Si j'en crois mon expérience personnelle, c'est en effet une condition sine qua non de l'expérience esthétique en musée, particulièrement lors des expositions-fleuves ou à vitrines, lors desquelles je me suis payé les plus mémorables maux de dos de mon existence.
Dans un dessin datant de 2001, Alexandre Gérard note (car ses dessins sont des prises de notes) quel'homme, grand, avançant vers l'entrée protégée d'un store d'un débit de boisson se penche inutilement afin d'éviter de heurter ce store de la tête (il est plus haut que lui). Plus tard, il reproduit l'expérience en atelier : l'amateur n'accède aux dessins qu'en passant sous un ruban de chantier tiré assez largement au-dessus de sa tête, que tout le monde baisse, vérifiant ainsi la validité de l'observation. L'atelier de l'artiste devient alors un laboratoire au sens littéral, ou du moins bernardien, du terme : on y teste des hypothèses, élaborées consécutivement à des observations. Pour cela, l'expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but qu'il se propose, écrit Claude Bernard dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale - et quel est le but qu'il se propose ? mais c'est l'idée! révélatrice de l'aspiration de l'esprit vers l'inconnu, continue-t-il deux pages plus loin et quatre ans après Baudelaire (car les scientifiques sont souvent légèrement en retard). Inversant la visée bernardienne, Alexandre Gérard montre l'artiste aspirant au connu et tâchant avant tout de l'attester, de le confirmer, de le conforter, car le connu toujours se dérobe et n'est jamais sûr (contrairement à l'inconnu, qui est sans surprise).
Toujours en quête de confirmation, Alexandre Gérard interroge ceux qui, eux aussi, aspirent au connu, parce qu'ils en ont marre de l'inconnu, c'est-à-dire du soi-disant connu qui nous entoure pour mieux nous crever les yeux, avec ses airs de famille. Il donne le produit de leurs observations et de leurs interprétations. Il filme leurs visages, témoignant de l'étrange. Il filme son propre visage en pleine expérience extrême, visionnant, épuisé, un film d'horreur, pour mieux capturer ce qu'on pourrait nommer les expressions intermédiaires. Il enregistre les preuves de conviction (les preuves que ces témoins font état d'une conviction : Coca-Cola, à l'envers, veut dire en arabeNon à Mahomet, non à la Mecque; Marlboro, retourné, devient orobl (horrible) jew; "Another one bites the dust" de Queen, diffusé à l'envers, fait entendre "It's fun to smoke marijuana"), pour susciter chez le spectateur moins la raillerie (qui pourrait se formuler par : ah la la ces zozos) qu'un état intermédiaire de perplexité : n'a-t-elle pas dit "génesse", au lieu de "genèse" ? et lui, "bleu" au lieu de "blé" (d'ailleurs, l'interviewer le lui fait remarquer) ? Cet état intermédiaire de perplexité gagne ainsi l'interviewer, le témoin lui-même (qui se reprend), le dispositif (on a fabriqué une bande noire en carton pour que le témoin puisse "garder l'anonymat")1, le réel enfin, quand calisson, écrit Kalison, fait disparaître la friandise pour ne plus laisser qu'une faute d'orthographe. Le ça-va-de-soi général, qui est le monde tel qu'il nous arrive, est pris, en quelque sorte, en arrêt devant sa propre perplexité.


Note:
1 Les témoignages de l'étrange (20 min.), 1998-2000



Texte de Luc Jeand'heur, 2011
Gérard Papailhau vous regarde (communiqué de presse de l'exposition à la Galerie Bonneau-Samames)

« Croire au monde, c'est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. »
Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990

« Enfants, nous étions peintre, modeleur, botaniste, sculpteur, architecte, chasseur, explorateur. De tout cela qu'est-il advenu ? »
Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté : essai sur l'imagination de la matière, 1947


Qui est ce Gérard Papailhau ? Cette exposition montée à la galerie Bonneau-Samames est à même de répondre à notre ignorance (bien que l'on imagine plein de choses... ), concoctant un mariage synesthétique plus qu'une coalescence, à la fois émulation heureuse entre deux artistes et complicité entre amis.

Qu'est-ce qui rapproche les deux protagnistes de ce couple hétérotopique ? Si Yannick Papailhau et Alexandre Gérard présentent deux morphologies de travail artistique très différentes dans leur façon de jouer des tours, ils partagent de façon générale un sens du déplacement dans leurs manières de transposer le réel (le dilemme réalité/rélativité), un intérêt pour les dysfonctionnements métaphoriques, un désir de court-circuiter des stéréotypes dans l'ordre de la représentation, un certain penchant "low tech" (de l'ordre du Principe d'équivalence de Filliou), une contemplation joviale et intranquille du monde comme figure de l'hétérogène et de l'imperformance, le premier avec une façon de faire, l'autre de défaire. Gérard Papailhau est un jeu de divergence/convergence, figuration/monstration, intérieur/extérieur, un penchant commun pour une forme d'anarchie (dans un sens non péjoratif) marquée par une sérieuse dérision, une ironie à la fois curieuse et kafkaienne.

Les oeuvres d'Alexandre Gérard régissent sous une forme rhétorique dé-monstrative, parfois jusqu'au syllogisme, qui prend des tournures testimoniales de notes, d'énoncés, d'expériences en images, documents et autres objets. Il pose cette question double : sommes-nous contemporains / acteurs du réel ? La "réalité" se dérobe littéralement : il n'y a pas d'objet commun pour tous les points de vue, ni de point de vue commun pour tous les objets. Les éléments de "réponse" qu'il nous donne construisent la représentation d'une fracture psychosomatique entre le réel et son expérience, sens caché, désir inconscient, erreur de production, réel refoulé, acte manqué, lapsus visuel, perversion clandestine, contamination par l'idiotie... Le malaise que peut provoquer ce déphasage est élégamment surmonté par l'humour. Il faut savoir que le réel n'est pas aussi frigide qu'on aime le croire.
Les "gens", proches ou anonymes, sont transformés pour le bien de l'oeuvre en êtres performants comme sources de données existentielles et preuves matérielles (effet quidamus appliqué). L'artiste enregistre des situations, ou en reproduit les conditions en atelier ou exposition, opérant comme un chercheur de laboratoire d'observation, suivant des stratégies de braconnage ou de farce qui font parfois penser à Fluxus (voir Gérard dans le "bleu de travail" de Klein). Pour exemple, A comme allo ajoute une nouvelle pièce à l'appartement-galerie. Ce mini "white cube" à l'échelle d'une tête offre au visteur une expérience acoustico-kinesthésique. Le rendu d'écoutes esquisse quelques portraits sonores aveugles de correspondants téléphoniques mis en boite par le silence de celui qui appelle. Suspens en suspension. Cette dématérialisation totale de l'autre crée un choeur de "allo" communiquant des réactions émotionnelles psychologiques variées. "Parler, c'est jouer avec le corps de l'autre." disait Alfred Tomatis. Et que dire de celui qui parle le silence...
Le diaporama Visages subliminaux figure sous une autre forme les "relations d'incertitude" et le principe d'indétermination qui définissent notre "monde d'images". Il compile une série en cours de photographies domestiques (de "vraies" images) récupérées/données/réalisées/capturées où les modèles sont pris en flagrant délit de dischronie dans l'acte photographique, portraiturés hors de la posture "héroïque" et narcissique de pose, ce qui les rend plus aphotogéniques que naturels. Un "photoclasme" se dessine alors, le portrait d'une communauté qui ne fixe pas le regard qui est porté sur elle, dont les figurants ne se représentent pas eux-mêmes mais sont représentés en non-représentation (vivre = être ex-posés).

Yannick Papailhau est une sorte de passeur fabuliste, "Un personnage raculeux onduleux sinueux, un individu sage et soyeux, un façonneur mystérieux" (N.D.Y.P.), un artiste "usefull" dont le délire mécaniste recèle une question de dynamique formelle et narrative plus qu'une approche futuriste (ses sculptures et dessins paraissent être des compositions achroniques), un inventeur plus proche de Geo Trouvetou que de Léonard de Vinci. L'acte de récupération lui offre un éparpillement centrifuge du réel, multimatérialité et hétéroclitisme, filiations et expérimentations, trouvailles et destruction/construction comme éléments de l'histoire naturelle (les pièces présentées en cuisine le sont d'ailleurs en "mode museum" dans des petites "vitrines d'exposition" bidouillées), des morceaux de passé qu'il collecte et assemble, qu'il remet en ordre de marche, qu'il revitalise en art contemporain (recréer un monde). Il oppose à la civilisation technophile une pratique vernaculaire issue du bricolage, avec son esthétique de transformation et sa fascination ludique, avec son côté art naïf (hors du "métier" et de son sacro-saint savoir-faire) et son kàmasùtra syncrétique. Sa pratique du dessin participe du même esprit de vagabondage et de polyfocalité, bien qu'elle convie à une autre forme de rencontre surréaliste, plus discursive. Son dessin tient d'une esthétique savante de l'incohérence graphique qui hybride les genres, les sources et les natures (figure/fiction, technique/fonctionnalité subjective, règles de représentation du dessin technique/dérive figurative, emprunt aux schémas d'illustration de livres de vulgarisation scientifique/rire, écriture/rhétorique plastique), entre le récit burlesque, les planches de recherche de machineries complètement allumées, les plans d'architecte de l'imaginaire, les griffonnages d'un galopin et les illustrations de recherche d'une singulière encyclopédie du dérisoire. "Des fois j'éternue créais une révolution, casse macros la petitesse société particulière, le grand bang pourquoi pas, du plus connu sans aucun doute." (N.D.Y.P.)

Gérard Papailhau nous attend sur les planches du "quatrième mur" (notion théâtrale qui veut rapporter sur scène de la vraisemblance, retournée ici en vraisemblance d'une galerie d'art contemporain rapportée sur un décor intime) du salon, avec sa pièce née d'une cuisine à quatre mains qui offre une compréhension de l'ensemble (et de la réalité présente, la contradiction interne d'une galerie d'art où l'on vit) comme une suite combinée de discontinuités. L'installation 13 1/2 consiste en une sorte de "oeuvre d'ameublement" in situ (proche d'une idée art/vie du même ordre que le concept de musique d'ameublement de Satie), jeu de construction à la fois chorégraphique et ornemental, mise en scène du regard et de la circulation pour rédéfinir un intérieur qui soit réalité et fiction. Qui invente la circulation invente la collision. Cette cabane éclatée (corps et décor et désaccords) concentre paradoxalement ce qui lie les deux artistes : le non-sens est le noyau dur de notre époque schizoïde, une perversion du quotidien, une volonté de changer la vue, une invitation à reprendre en charge le réel et une invitation à user du réel pour s'en libérer.

Alors, c'est qui ce Gérard Papailhau ? Il reviendra à chacun de faire ce que font Alexandre Gérard et Yannick Papailhau, explorer son propre Gérard Papailhau.


Techniques et matériaux


Vidéo, photographie, dessin, texte, son, installation, document