Virginie LE TOUZE 

Virginie Le Touze

Introduction

La première fois que j'ai vu des oeuvres de Virginie Le Touze, c'était des vidéos. L'obscurité était totale, il n'y avait que l'image, le son, et je devinais la présence de l'artiste à mes côtés. Conditions idéales. Après avoir visionné « Insomnie » et « Pantomime », j'ai déclaré que je n'avais jamais vu de vidéos comme celles-là. Ces deux objets n'entraient dans aucun des repères que je me suis donnés, comme enseignant de vidéo et comme amateur d'art. Pourquoi ? Je vais essayer de répondre à cette question, sans me livrer au travail descriptif traditionnel dans ce genre d'exercice ­ des aperçus des oeuvres évoquées sont visibles ici-même [1].

Dans « Insomnie » et dans « Pantomime », les vidéos que j'ai vues ce jour-là, le visage qui occupe tout l'écran n'est pas reconnaissable. Quand on est un peu initié à la vidéo d'art, il est assez facile de reconnaître s'il s'agit d'un auto-filmage, ou si l'artiste a demandé à quelqu'un d'autre de figurer sur sa bande, ou encore si c'est un comédien qui s'y colle. Ici, ce que je venais de voir n'entrait dans aucune de ces catégories. Cette sensation était renforcée par la bande son : l'appartenance de cette voix à ce visage me paraissait trouble, à tout le moins, douteuse peut-être. Quand nous avons quitté la salle de visionnage, j'ai demandé qui était à l'écran. Virginie Le Touze m'a dit que c'était elle, mais que personne ne la reconnaissait. C'est là que je lui ai dit que je n'avais jamais rien vu de semblable. J'ai réservé mon commentaire : j'étais émerveillé et donc j'avais besoin de réfléchir. Aujourd'hui, pour avoir vu d'autres travaux de Virginie Le Touze, je crois comprendre un petit peu mieux ce qu'elle fait.

La méthode ad hoc

D'une manière générale, quel que soit le médium adopté, le travail de Virginie Le Touze est extrêmement minutieux et précis. Chaque entreprise implique l'invention d'une méthode qui exige de l'adresse, de la concentration et de, cent fois, sur le métier, remettre son ouvrage. Dans « Pantomime », par exemple, il fallait que le mouvement des lèvres soit synchronisé à une bande son émise par un téléviseur qui donne aussi l'éclairage du visage. (La voix qu'on entend est celle de Jeanne Moreau, dans « Ascenseur pour l'échafaud ».) Il fallait aussi que l'artiste déclenche le magnétoscope qui lit le passage du film de Louis Malle, sans oublier d'envoyer l'enregistrement sur le caméscope ! C'est par ces méandres que l'artiste est passée pour nous emmener dans un onirisme à la fois poignant et distancié.

Une autre illustration de la méthode telle que la met en oeuvre Virginie Le Touze est offerte par la vidéo « Sapin », si désarmante de simplicité. Il ne faut pas avoir fait polytechnique pour deviner qu'il n'y a pas seulement les deux cent quatre-vingt-dix-huit points de montage signalés par l'artiste. Pour que les images collent à la mélodie de Satie maladroitement interprétée au piano par elle-même, il a aussi fallu que Virginie Le Touze joue sur les durées (accélérés, ralentis) et les niveaux d'opacité des images, toutes semblables au départ.

J'ai pu approcher le sens que revêt la méthode chez Virginie Le Touze en tournant avec elle la vidéo « Euphorbia ». C'est en témoin privilégié que je peux dire que cette méthode implique la nécessité de refaire, refaire, refaire et encore refaire, sans oublier de refaire. Si « Sapin » est d'une simplicité désarmante, « Euphorbia » reflète une légèreté enjouée. Il y a même des spectateurs qui ne se rendent pas compte qu'à aucun moment, on ne voit pas les interlocuteurs parler... !

Il me semble que ce point sur la méthode peut éclairer l'origine de l'incertitude que je signalais au départ (qui est là, qu'est-ce que c'est ?) et indiquer comment s'installe d'emblée un degré d'intensité poétique très élevé (je ne sais pas, mais c'est fort). Toutefois, la réponse à la question : comment c'est fait ? est loin de donner les clés du résultat tel qu'il nous est offert. Comme l'écrit Bernard Frize [2] : « C'est fait comme ça... » peut renseigner sur le déroulement du travail mais semble tout à fait inapte à décrire le résultat qui est une ‘image', c'est-à-dire à renvoyer à une catégorie autre que celle du processus de production. Pour nous approcher un peu plus du coeur de l'image qu'invente Virginie Le Touze, je me propose d'examiner maintenant une de ses oeuvres que je considère comme particulièrement importante et porteuse pour la suite.

« Hyperchansond'A »

L'artiste définit cette vidéo comme la concaténation d'une soixantaine d'extraits de chansons d'amour. Mais comment les maillons de cette chaîne sont-ils choisis ? et l'ordre de leur apparition ? et le style savant ou populaire ? Autant de questions qui surgissent quand on se mêle de commenter un travail d'artiste, et qui m'embarrassent quelque peu. Pour sortir de cet embarras, je vais dessiner les grandes lignes d'une analyse à la manière de ce qui se faisait dans les années 70. Voici.

On commence par s'interdire l'analyse du contenu des extraits de chansons d'amour, pour ne s'intéresser qu'aux passages d'un extrait à l'autre. Les effets de structure ne sont décelés qu'à ce prix. Après la construction de notre objet (« Hyperchansond'A »), l'on passe à la justification du corpus (« Hyperchansond'A ») et l'on indique qu'« Hyperchansond'A » est redevable d'une analyse multi-croisée selon les trois axes cartésiens suivants :

X sera l'axe syntaxique. On trouve sur cet axe les enchaînements qui sont induits par les mélodies. Il s'agit, pour l'artiste, de faire en sorte que le passage d'un extrait de chanson à un autre soit imperceptible au niveau de la mélodie. Au sens saussurien [3], X implique une parole musicale (par opposition à la langue musicale). Ou, si l'on préfère, une performance par opposition à une compétence, dans la terminologie de Chomsky [4] . Exemple : le passage de « Je me fous du monde entier » à « J'attendrai le jour et la nuit ».

Y sera l'axe sémantique. Sont rangés sur cet axe les enchaînements qui sont liés au sens des phrases extraites des chansons d'amour. C'est sur cet axe, par exemple, que l'on trouve le passage de « Que je t'aime » à « J't'ai dans la peau, Léon ». Il nous faudra décider si ce genre d'opération relève de la synonymie ou de la tautologie.

Z sera l'axe pragmatique. C'est celui qui détermine les enchaînements liés aux circonstances de l'énonciation. Sur cet axe se retrouvent aussi les regroupements par ressemblance de famille (au sens de Wittgenstein [5] ). Par exemple, on peut d'ores et déjà délimiter trois groupes ressemblance de famille : 1 groupe latin (ibérique et italien) - 2 groupe anglo-saxon (anglais et allemand) - 3 groupe francophone (français, entendu comme groupe ‘background' — sous-entendu).
Question : les groupes 1 et 2 sont-ils sur-entendus ?
Les trois axes que nous venons de définir permettent une approche concrète des rapports associatifs comme déterminants du style, pour reprendre ici le titre du célèbre article de Nicolas Meeùs [6].

Sérieusement

Les thèmes de l'art de Virginie Le Touze ont le charme de l'évidence. Il suffit d'égrener ses titres pour comprendre que ce sont les choses de la vie les plus essentielles qui font tourner son inspiration. « Proposition », « Beaucoup de beaux coups », « Insomnie », « Cousu d'enfant », « Pantomime »... On attend que la liste s'allonge.


1.http://www.documentsdartistes.org/artistes/letouze
2. Bernard FRIZE, SIZE MATTERS, Actes Sud, 1999, p.127
3. Ferdinand DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1972, pp. 30-31
4. Noam CHOMSKY, Structures syntaxiques, Seuil, Paris, 1979 (première parution en anglais, 1957)
5. Ludwig WITTGENSTEIN, Philosophical investigations, Mac Millan, New York, 1953
6. Nicolas MEEÙS, in Analyse musicale, 32, juillet 1993, pp. 9-13




Éric Duyckaerts, 2007
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