Maciek STEPINSKI 

Adam Mazur : Le document de l'étrange

Je connais cet endroit. Le mur, les buissons et la poubelle. Pourtant quelque chose cloche. Quelque chose semble différent, étrange. Il y manque des hommes, des pubs, du mouvement et du bruit. Même si des personnes y apparaissent parfois, elles restent figées dans leurs poses, habillées d'uniformes de travail déshumanisants, dépourvues de l'individualité à laquelle on associe d'habitude des vêtements. Sur ces photographies tout semble pétrifié dans sa forme et somme toute, assez hostile. Simples formes architectonique affranchies de la réalité sociale et détachées du paysage. Leur composition parfaite ne dément pas le sentiment général de dysharmonie de la représentation. C'est cette tension qui distingue les séries photographiques de Maciej Stepinski, dont la création pourrait être définie comme un étrange document ou plus exactement, le « document de l'étrange ». Leur caractère documentaire ne fait aucun doute car, en dépit d'un léger éloignement de la définition classique du genre proposé par Grierson, ces photographies entrent bel et bien dans le cadre du discours documentaire contemporain. Rappelons que l'auteur du manifeste First Principles of Documentary a différencié les chroniques cinématographiques, films « thématiques » et éducatifs, des vrais films documentaires. Ces premières, selon Grierson : « décrivent et même exposent (expose), cependant dans le sens esthétique du terme, elles rendent rarement visible quelque chose, [...] Seulement quand nous sortons au-delà (beyond) du champ occupé par les chroniqueurs, journalistes et enseignants, nous accédons au royaume du documentalisme, dans lequel film documentaire acquiert une valeur artistique. »(1)
Ce parti pris est devenu la contribution de Maciej Stepinski et d'autres jeunes documentalistes qui ont conquis la scène de l'art contemporain durant les deux dernières décades. Cependant, si on souligne la différence entre la théorie du documentaire et sa pratique, dans le cas de Stepinski, il s'agit d'un glissement du contenu vers la forme. En d'autres mots, ce sont des photographies indéfinies, ni sociologiques, ni anthropologiques, des paysages sans une quelconque scène de genre. Toutefois, elles conservent le privilège d'échapper au devoir de mémoriser les images de lieux importants et d'édifices symboliques.

C'est en prenant ses distances du bagage acquis progressivement par le documentaire, que les images de Stepinski s'approchent d'« équivalents » modernistes. Pourtant à la différence de la majorité des cas connues dans l'histoire de l'esthétique comme de purs enregistrements de la réalité, la relation actuelle : sujet/appareil/réalité a subit une profonde transformation. En effet, au cours du temps, la mise en doute du sujet et la dissipation graduelle de la « réalité » ont coïncidé avec la reconnaissance de l'appareil, compris dans une acception large et non métaphorique, comme l'enseignait Vilém Flusser. Sur les photographies de Stepinski il n'y a ni femmes sur la plage ni paprika, ni chaînes montagneuses, ni geysers, ni nuages sur le ciel infini, ni containeurs à eau ou puits de mines, ni fêtes foraines, ni bourses de titres de valeur, ni bibliothèques, ni salles froides de musée. Les lieux recherchés par le photographe pour pourvoir s'exprimer, même si cela peut sonner un peu vieux jeu, nous rapprochent (sans aucune exclusivité) des documents de la délégation française à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (D.A.T.A.R). La spécificité de cette production réside également dans la place qu'occupe son auteur à la charnière de deux traditions, de deux histoires de la photographie : française et polonaise. Pour un spectateur polonais cela sera particulièrement sensible dans la série « N-113 », tandis qu'un Français saisira le même sens en regardant des clichés réalisés à Varsovie et ses alentours. Cette vision est biaisée: on regarde quelque chose de familier, pourtant on ne reconnaît sa forme qu'après coup. Si l'on resitue la production de Stepinski dans la tradition locale, il est nécessaire de souligner le rôle du mouvement documentaire issu de l'avant-garde des années 20 qui remettait en question les images accentuant la spécificité du paysage national, apparues sous l'influence de la Heimatfotografie allemande. Depuis les premières photographies de Zbigniew Dlubak dans les années 40, en passant par les travaux plus récents de Zygmunt Targowski et le mouvement de la photographie sociale (nom emprunté par Urszula Czartoryska de Pierre Bourdieu) jusqu'à la « photographie élémentaire » des années 80. Si les « sociologues » s'inspirent dans une certaine mesure par la création de Zofia Rydet, les « élémentaristes » s'enthousiasment jusqu'aujourd'hui pour un autre photographe de la lisière franco-polonaise que Stepinski, à savoir Bogdan Konopka. Dépourvues de signes qui pourraient les encrer dans la réalité, les photographies de Stepinski questionnent la focalisation de l'attention sur un endroit et un temps concrets, sur l'ici et maintenant de la photographie, caractéristiques pour les « nouveaux topographes ». Il semblerait donc plus juste de rappeler la tradition des usages conceptuels de la photographie. C'est sur ce fond qu'on pourrait apercevoir la particularité du travail de Stepinski, représentant la nouvelle génération de la photographie polonaise et européenne. Réalisées en France et en Pologne, ses photographies constituent certainement un récit sur l'aliénation, sur la perte de la subjectivité ou sur son remplacement par l'appareil (si on voulait citer Flusser). Privées de signes quelconques, les images de l'espace suscitent une atmosphère mélancolique.
Bien que les périphéries urbaines de Stepinski pourraient aussi bien appartenir à Turin, Poznan, Arles ou à une petite ville d'Allemagne de l'Est, un natif de Varsovie reconnaîtrait les lieux précis, marqués par des significations historiques (tels que l'escalier du Pont de Gdansk, jadis fierté de la République populaire de Pologne en voie de modernisation ou les environnements du Château Ujazdowski, situé sur Skarpa, la berge de la Vistule). Nous sommes proches de reconnaître, de déchiffrer et nous nous perdons de nouveau ­ le processus de la perception ne se ferme jamais complètement. Outre l'aspect formel, des photos sont réunies par le personnage fantomatique de l'artiste qui ne s'est jamais trouvé là où nous l'avions supposé. Néanmoins la nature pourrait constituer un indice intéressant qui nous permettrait de deviner la région géographique dans laquelle la photo a été réalisée. Cette position de détective qui, avec passion, poursuit et décode le regard et l'intention du photographe semble se justifier ici en rappelant le célèbre parallèle de Walter Benjamin qui compare les photos parisiennes de Eugène Atget avec les traces d'un lieu de crime. Même si la démarche de Stepinski s'inscrit incontestablement dans la tradition d'Atget, son crime (commis ou non) a un caractère purement fantasmatique. Contrairement à Atget, l'artiste ne documente pas l'espace défini d'une ville moderne, mais des « non-lieux » de périphéries devilles en voie de globalisation. Bien quel'introduction du nom de Benjamin suggère uneinterprétation politique et même matérialiste de la photographie de Stepinski, la thèse d'unengagement de l'auteur dans les affaires du monde semble difficile, voire impossible àdéfendre. Si l'on parle d'un contexte politique d'une position de l'auteur, il s'agit d'unepolitique de l'individu face au monde, d'une tentative d'atteindre le degré zéro de la politique. En d'autres mots, Loop diverge du Paris d'Atget, comme l'imagination diverge de la politique.
La notion de l' « étrange », signalée au début du texte revient à la fin à la manièred'une boucle (loop), dans laquelle nous essayons prendre son auteur. Issue de la terminologiepsychanalytique, concrètement du lexique post-fraudien de Lacan, das Unheimliche nous permet de saisir la spécificité de cette création en apparence simple et pourtant déjà aboutie. Il semblerait que le mystérieux je ne sais quoi (2), « quelque chose » d'insaisissable qui sublime un objet banal, ce que Lacan a nommé l'objet petit a (3), réside dans les photos de Stepinski dans un manque plutôt que dans un ajout (habituellement ce « quelque chose » est décrit dans les séries SF comme la membrane entre les doigts des extraterrestres qui tentent de prendre l'apparence humaine). L'étrange est justement ce fragment supprimé de la réalité qui fait que ces photos nous attirent et qu'on les regarde soucieux en y cherchant « quelque chose » comme en attendant le punctum de Barthes. Celui-là même dont les critiques de la photographie poursuivent la recherche avec délectation, et que dans les photos de Stepinski, oh malheur ! ils ne trouveront pas. La suppression plus que l'addition, l'autolimitation du spectateur devient un processus intéressant si nous nous rendons compte que tout le monde court après quelque chose. Voilà pourquoi les photos de Stepinski inquiètent mais donnent également un sentiment de soulagement, de respiration, parce que la course se fige en elles et devient insensée. Nous pouvons de nouveau, tranquillement et simplement regarder la photographie. La regarder sans fin, pourrait-on dire, en boucle.
Traduit par Anna Olszewska.




1.Ndt. Traduction d'après version polonaise citée par l'auteur.
2. en français dans le texte.
3.Idem

Statement

Concrete is durable, asphalt is durable, a steel fence is durable, a reinforced concrete construction is durable, and so is a concrete flower pot. Only the forces of nature can crush them. In the urban area there is a constant battle for space management, occupying, overgrowing, seizing, capturing, losing and recovering. Spread and sprawl is characteristic both for weeds, as well as for people.

Using French garden traditions and the disciplined German photography aesthetics of Becher's followers , Maciej Stępiński brings his own vision of order into the formally chaotic urban area .

Stępinski is fascinated by physical work and artifacts. The construction of roads, a flyover, stairs, the location of a sidewalk or cutting out trees has often more enduring consequences than the idea itself. Outpouring a ton of asphalt on a slope, or can glue by Smithson, Paola Pivi's overturned lorry-trailer, but also the composition of classical landscape paintings emerge as Stępiński's natural sources of inspiration.

The regularity of the composition, usually marked by bilateral symmetry is an idea of nature totally dominated and controlled by man, popular in the era of enlightened absolutism. Formal legal despotism manifests itself in the creative process, which is a subject of strict control. For over a decade, Maciej Stępiński has been consistently modifying his works by removing some of the elements that could distract attention from what is not the subject of the image. The lack of geographical information, photographic images deprived of time and place depict a boundary between the natural landscape and the city. The things that happen “here and now”, although seemingly nothing happens, often takes place on the invisible frontier designated by man, on the outskirts of reality.

I decide what is ultimately in the image. I do not shoot what is,but what I see. Concrete - lawn. Tree-wall. Shrubs - tin fence. Grass - asphalt. Building - hedge. Man - wall.

There is stillness, the frozen composition is in perfect balance. We have the impression that there is, or was, something else, but it was hidden or ignored. The accustomed eye of the viewer starts to feel uneasy. Here it is in a situation where it does not have to make the selection of what is useless, to constitute what is crucial. The artist's way of creation refers to the Aristotelian thought according to which when the goal is achieved, the movement also fades, and reaching the target implies stillness as the end result.

By removing people from the photos and thanks to the dynamics of creating an artifact, Stępiński does not show the action, but what has already been made. The artist institutes Bresson's decisive moment at least twice: during the shoot and the post production. And it's not about the moment the photo was taken and when the motion stops, but about the removal of any signs of movement from the image itself.

The photos were taken in Germany, Austria, Poland and Russia, but that does not have any great significance.The artificiality of nature is an area between artifacts and nature, it is an urban space which people consistently replace by successive post and neo forms. The artificiality of nature can be seen as idiosyncratic, although as a notion it does not exist. Just as what is shown in Stępiński's photos does not, in fact, exist.

It is also possible that the artificiality of nature is not objectively artificial, but is a matter of the person that is looking at it.



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