Bernard PAGÈS 

S'affranchir de la sculpture


C'est une sculpture qui ne dénie pas le tour de force. Voilà qui est encore plus inconvenant que de vouloir faire quelque chose de beau. Les prouesses qui trouvent grâce à nos yeux ont au moins l'âge de la tour Eiffel. Le bon goût commanderait aujourd'hui de se fondre, de déplacer seulement d'un iota ce qui existe déjà. Pagès n'a que faire du goût. Il aime pousser le corps dans ses retranchements, le forcer, le fatiguer, les coureurs à pied l'émeuvent aux larmes et plus encore les trapézistes, non pas tant l'autorité du spectacle de la prouesse que la gracilité de ceux qui l'accomplissent, leur vulnérabilité suspendue dans le vide, leur fragilité outrepassée. Le tour de force n'implique pas comme une évidence l'autorité du spectacle encore moins le tonitruant. Les sculptures de Pagès fuient l'autorité comme la peste, l'autorité qu'elles pourraient avoir en premier lieu. Les plus grandes d'entre elles n'imposent pas, elles n'imposent pas leur présence envahissante, grandiose. Elles ne sont pas grandioses. Elles ne rivalisent pas avec les dieux mais elles leur tiennent tête en esquivant habilement leurs foudres qui pétrifient. Le tour de force consiste aussi à garder leur ténuité même lorsqu'elles regardent de haut. Elles ont l'air de se frayer un passage dans le vide, elles n'essaient pas de le combler. Elles aussi, elles ont peur du vide mais elles n'ont pas la prétention de le colmater, elles pactisent avec lui en s'immisçant, en le trouant le plus délicatement possible. Proue de béton vert tendre qui fend la mer invisible, creux dorés d'une colonne penchée encore sur la nuit, crêtes doucement hérissées, déroulements de métal, branche d'os qui, par-dessus le marché, fait la nique au vide dont la Déjetée est gonflée.
Les matériaux sont contraints, ils sont contraints de montrer qu'ils sont en vie, le travail de Pagès nous révèle que les matériaux cachent leur jeu d'atomes, d'électrons, cette agitation qui nous est invisibles. Ces sculptures ont bien plus horreur de ce qui est caché que du vide dont il arrive qu'elles s'emparent. Le fer est vivant, cette chose lourde, inerte, est vivante. La preuve en est que lorsqu'on le chauffe le fer se dilate et se contracte en refroidissant bien plus qu'il ne s'est dilaté, ne retrouvant pas ainsi son état initial, cette stabilité qui ne l'affuble pas irrémédiablement. Le fer, le fer surtout, le plus froid est le plus vivant, le plus voluptueusement déployé, cheveux ondulés (onduler ses cheveux au fer), cheveux crêpelés flottant parfois au vent, les cicatrices de la soudure ont disparu, la meule les a fait dans la chair du fer, chair si délicate qu'une baguette menue (baguette de chef d'orchestre, de chercheur d'eau, baguette de cavalier, baguette de fée bien sûr) et un arc électrique, aveuglant il est vrai, suffisent à l'assembler, à l'unir à elle-même. Il ne faut pas souder à visa découvert, il faut se protéger d'un masque, on pense à la ruse de Persée pour voir Méduse dont il doit couper la tête sans affronter le regard qui change en pierre. Persée pour désassembler le corps de Méduse se sert quant à lui d'un bouclier de bronze poli qui réfléchit le monstre comme un miroir mais l'enjeu est le même, il s'agit d'éviter à tout prix la pétrification, de rendre le fer ondoyant, de couper la tête de la statue. Méduse n'a-t-elle pas des mains de bronze et son corps n'est-il pas couvert d'écailles? Toute l'oeuvre de Pagès fait le gros dos, se hérisse devant le coulage en bronze. Du cou mutilé de Méduse sort Pégase, le cheval ailé, piaffant comme les courbes argentées de métal, crinières de fer délivrées de la raideur.
C'est une sculpture qui ne se défile pas mais qui se fait la belle.
C'est une sculpture qui s'ingénie par tous les moyens à se faire la belle.
C'est une sculpture qui est dans l'inconfort, dans le danger cette échappée.


Maryline Desbiolles, extrait du catalogue Nous rêvons notre vie, collection Pérégrines, éditions du Cercle d'Art, Paris, 2003



Au départ, on le sait, il prenait le soin de fabriquer lui-même ses outils. Puis il refusa un temps purement et simplement d'en utiliser, se contentant de jouer sur les dispositions et juxtapositions d'objets et de matériaux. Même quand il en vint, à partir de 1975, à utiliser un meilleur outillage, ce fut encore pour recourir à des " moyens du bord " d'une autre sorte, ceux des métiers et de l'artisanat : instruments et techniques du maçon, du charpentier, du paysan - pour tout dire instruments quotidiens du travail. Ce qui permet de commencer à percevoir que les moyens du bord chez Pagès touchent au champ d'une instrumentation qu'on pourrait caractériser comme humble et industrieuse à la fois. Il a parlé un .jour, en une formule heureuse, de " la connaissance des gens simples qui sont censés ne rien savoir ". Il ne s'agit pas ici de céder à un lyrisme facile, mais de voir qu'à travers cette référence, il est question des commencements de l'art, de ces points où la " trouvaille ingénieuse pour survivre " dépasse le seuil de la simple instrumentalité et entre dans ce plus qui fait le début de l'art, dans cette articulation qu'étymologiquement dit la racine ars avec ses dérivés du côté de l'ornementation et de l'expertise, dans cet ajout ou ce supplément qui vont se greffer sur la nature et faire culture.
On en a la confirmation lorsqu'on voit qu'il en va exactement de même du côté des matériaux. Ceux qu'utilise Pagés sont très usuels : ils appartiennent aux usages et ont une banalité voulue; ils sont ce qu'ils sont et ne dissimulent pas leur nature. Bois, branches, cordages, tôles, tuyaux, puis briques, parpaings, madriers pris dans des assemblages de maçonnerie, de plâtre, de mortier ou de ciment : tous ces matériaux sont utilisés de manière très traditionnelle, mais seulement hors situation et pour faire autre chose. En quoi l'on retrouve ce décalage qui fait passer de l'instrumental à l'art. Il n'est pas jusqu'à la solidarité du matériau et de l'outil pour le travailler qui n'aille dans le sens de l'usage. Comme on le voit peut-être le mieux dans les travaux sur les murs, où les diFférentes sortes d'instruments de marquage utilisés font couple avec les surfaces choisies, les dessins tracés et les effets obtenus. En d'autres termes, les « moyens du bord » chez Pagès renvoient à un refus têtu de l'excès et de l'emphase, un refus de la sophistication, à une volonté aussi de reconduire l'oeuvre en ce point précaire où elle commence à peine à émerger de l'objet. La sculpture de Pagès se constitue comme art dans l'affleurement de l'artifice, en ce seuil où un débordement commence à se faire jour, va au-delà de la banalité, où le pragmatisme d'une instrumentation de survie se retrouve dépassé - de peu -, détourné - de peu -, et quand même, insensiblement, de beaucoup. C'est à partir de ce dépassement que les intentions peuvent se faire plus ambitieuses, qu'un excès peut être assumé et le lyrisme commencer à jouer, ainsi qu'en témoigne l'enhardissement des derniers travaux, lors même qu'ils continuent à assumer l'humilité des commencements.
Les sculptures de Pagès, cela se voit tout de suite, ont quelque chose de profondément physique, sans néanmoins tomber dans la démesure. On y perçoit une dépense de force et d'activité corporelle intenses, qui ne basculent pourtant pas dans l'excès et renvoient toujours à un plaisir actif.


Yves Michaud, extrait de Les margues de la vision - Essais sur l'art (1978-1995), collection critiques d'arts, éditions Jacqueline Chambon, 1996



Techniques et matériaux


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