BEN VAUTIER 

CIRCONSCRIPTION DE L'ART D'ATTITUDE
par Catherine Millet

Il n'est rien qui ne soit désormais permis à l'artiste. La preuve:
reste—t—il quelque chose sur cette terre et même au delà que Ben Vautier ne se soit pas approprié S'est—on opposé à ce qu'il signe de faux tableaux ou la catastrophe d'Agadir, s'en est—on indigné malgré l'atteinte de ces gestes à la morale? Fi de la vielle discipline picturale, plus est ressentie l'oppression sociale et plus le lieu artistique est au contraire voulu exempt de tout contrôle. En d'autres termes l'artiste se distinguerait du commun des mortels grâce à une vision parfaitement pure et digne de foi de ce qui l'entoure, ce qui lui laisserait toute liberté pour communiquer cette vision. Les contraintes sociales et idéologiques n' auraient pas de prise sur lui et ainsi rien ne devrait le limiter dans sa dénonciation ou sa transformation du réel. Investiture trop belle pour ne pas être suspecte. A considérer l'extension infinie du domaine artistique, on peut s'étonner de la modestie inaugurale de Duchamp, son geste appropriateur ne s'étant guère exercé que sur quelques articles ménagers. C'est qu'une différence capitale existe entre les motifs de Duchamp et ceux de la majorité de ses héritiers. Autant le geste de Duchamp est un geste d'humilité, celui d'un artiste questionnant la validité de sa propre activité, autant l'ambition d'un Klein, d'un Pascali, d'un Heizer par exemple, ne connait plus de limite. Pour être juste, il faudrait définir deux types de démarches appropriatives, celles qui se servent du modèle de Duchamp comme disculpation de leur mégalomanie et celles qui demeurent conscientes de sa force critique. Malgré les apparences, les manifestations de Ben appartiennent au second type.

De l'objet à l'attitude
Ce que l'aveuglement avant—gardiste ne permet plus de saisir depuis que Rauschenberg a accroché quelques serpillères au bas de ses tableaux, ce sont les conditions précises, sociales et culturelles, de la première apparition d'un objet manufacturé dans le domaine plastique. Elles étaient à l'opposé de la fascination passive d'un artiste pop pour la société américaine, d'un “body—artiste” pour ses réactions névrotiques au sein de la même société ou encore d'un “land—artiste” pour les bulldozers. Dada a non seulement cristallisé le dégoût éprouvé par un certain nombre d'artiste face à l'Europe en guerre mais aussi leur scepticisme quant aux possibilités d'action de l'art par rapport à ce contexte. Dada refuse un art qui se contente de refléter le réel et, simultanément, ressent l'impossibilité d'un art agissant sur ce réel. Son réflexe est alors la dérision. En parodiant la fonction représentative, le “ready—made” stigmatise l'échec de l'art à s'inscrire de façon efficiente dans le réel. Les fétichistes qui croient répéter Duchamps s'illusionnent sur une fonction artistique qui n' illusionnait déjà plus celui—ci.
Les accumulateurs d'objets (objets naturels, industriels, la nature fait objets, le corps humain fait objet...) ont considérablement altéré la rigueur du geste de Duchamp dans la mesure où ils ont rompu avec la notion de hasard fondamentale à Dada et aux démarches directement issues de Dada. Duchamp a souvent répété qu'il n'éprouvait aucune préférence pour les objets choisis comme “ready—made”.
Les appropriations de Ben n'ont pas plus valeur signifiante. L'artiste ne projète rien sur les objets qui réponde à un principe personnel préétabli. Seul le hasard qui le met en présence de ces objets détermine
leur passage au domaire artistique. Ben n'organise jamais entre eux les objets qu'il présente. Souvent, il place dans ses expositions des sortes de bacs destinés à recevoir pêle—mêle des objets divers jetés par les visiteurs. Ces objets s'intègrent à l'exposition sans que la volonté de Ben y soit pour quoi que se soit. De même est—il allé jusqu'à s'approprier la notion de “tout”, mettant en évidence que ce n'est pas l'anecdote pouvant être attachée à chaque objet qui importe mais le seul principe de l'appropriation. Les réalisations pour lesquelles les objets sont manipulés, personnalisés, investis de symboles, et qui constituent la majeure partie de l'avant—garde contemporaine, détournent le geste appropriateur de sa porté critique. L'objet transformé par la main ou la volonté de l'artiste tombe dans les mêmes vicissitudes illusionistes que l'objet peint. En revanche, l'oeuvre de Ben n'est pas mesurable à un nombre d'objets choisis intentionellement. L'appropriation de ces objets (comme celle d'événements, d'idées...) qui ne sont altérés ni dans leur présentation physique, ni dans leur acception, relève d'une attitude dont le caractère systématique dénonce précisément le domaine a priori et pétrifié de l'art traditionnel.

Ce laisser- aller au hasard, Ben l'assume encore plus totalement que Duchamp. Car il est un dernier a priori dont le dadaiste ne sait pas se défaire: les effets du contexte artistique (sous sa forme muséo— graphique) donné comme préexistant à la présentation des “ready—made”. On ne saurait reprocher à Duchamp le respect en lui—même de ce contexte; son propos est bien la question de l'art et vouloir échapper aux supperstructures de celui—ci serait assurément basculer dans une série de faux problèmes (tenter d'échapper au cadre artistique alors même que l'art est l'objet de la recherche). Néanmoins, le “ready—made” subit un effet privatif de ce contexte. Duchamp, que l'audace de son geste peut satisfaire pleinement, ne pense la relation de l'art au réel que dans une rivalité formelle. Dans l'ordre perceptif, l'objet approprié se substitue à l'objet représenté et l'oeuvre d'art y gagne peut— être en impact, mais son fonctionnement par rapport au réel — dont l'objet est tire — n'en est pas modifié pour autant. Pour Duchamp, le “ready—made” est un morceau de réalité introduit dans le domaine de l'art. Il ne perçoit pas qu'implicitement ce morceau de réalité est tronqué. Il est privé de sa fonction, de tout contact avec son milieu initial. Au même titre que le tableau, l'objet approprié est inerte, c'est—à—dire qu'il n'est plus que représentatif, décalé par rapport à ce qu'il était dans un contexte non artistique. C'est vraisemblement de cette faillite dont est victime le “ready—made” en même temps qu'il la constate que sont nées les ambiguités de son interprétation; le “ready—made”, objet qui se voulait sans signification, a—art, et finalement recupéré par l'art.

En passant de l'objet à l'attitude, Ben livre sans limite ses propositions au hasard et supprime le déplacement artistique représentatif. Il ne respecte ni ne transgresse la frontière entre l'art et le réel. En fait, la distinction entre les deux ne peut plus être effectuée. Il n'y a pas chez Ben d'objet ni de geste isolable; tous participent d'un comportement général qui n'est pas dissociable de sa vie. Il suffit de parcourir le chapitre “Moi Ben je signe” de son livre pour s'apercevoir qu'aucun fait, serait—ce le plus innocent, le plus banal, le plus insignifiant, n'échappe à l'aveugle entreprise appropriative. Signer le Temps ou les Elections Législatives n' apparaît pas plus considérable que de signer le premier arbre venue sur la route. Nous sommes témoins de Ben dormant (il en fait un concert), de Ben mangeant, de Ben s'adonnant aux joies familiales, de Ben inquiet de son avenir d'artiste. Rien ne nous est épargné et cet étalement de faits ni plus ni moins importants que d'autres exclue l'éventuel mouvement expressif que Ben ou le public aurait pu déceler derrière l'un ou l'autre, nous ne retenons que le principe selon lequel tout ce qui traverse la vie de Ben est susceptible d'être approprié, et non pas seulement ce qui concerne sa vie intime mais tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, peut lui être accessible, tout ce dont il peut prendre conscience, y compris sa propre méconnaissance (“L'Art Total est d'ignorer, d'oublier...”).

L'apport essentiel des démarches Fluxus les plus pures (et l'on pense aussi à Georges Brecht, à Georges Maciunas, à Ray Johnson est d'avoir ainsi confondu l'art et le réel. Leurs propositions ne permettent plus de définir l'oeuvre d'art comme un reflet du réel, ce qui se vérifiait encore avec le “ready—made”. Si les dadaistes ont pris conscience de la crise entretenue par l'art dans son rapport au réel, une démarche comme celle de Ben déjoue la source de cette crise, à savoir la fonction représentative, fixatrice, de l'art.

L'écart artistique et son abolition
La démarche de Ben se découpe en plusieurs périodes: L'appropriation systématique qui repose sur le principe du “nouveau” en art (parodie de la surenchère appropriative des avant—gardes) et qui mène à l' “Art Total”; la dénonciation de l'”ego”, ramenant toute manifestation artistique à une affirmation aggresstve du moi de l'artiste; “Dire la vérité”, comme mise en déroute du mensonge artistique. A moins d'être plus naif encore que le personnage joué par Ben, on ne saurait le prendre au mot. Les principes qu'il enonce ne sont pas, bien évidemment, des fins en eux—mêmes (il ne nous invite pas, par exemple à une quête métaphysique de la Vérité) mais servent une caricature que Ben exécute de lui en tant qu'artiste et de sa propre activité. Il résume l'expression artistique à ce qu'elle avait jusqu'alors fonction de dissimuler ou de résorber, la mégalomanie de l'individu créateur et le réseau des déterminations non directement culturelles qui concourent à la production de l'oeuvre d'art. Le comportement de Ben, abandonné à une série sans fin d'appropriations, étalant son doute obsessionnel, mouchant ses confrères (distribution de notes, de valeurs en pourcentages, aux artistes contemporains, publication de leurs petits travers et de leurs hypocrisies) dresse la satire du système artistique et de la précipitation avant—gardiste. Selon Ben, le message explicite de l'oeuvre d'art ne serait, à la fois, que le moyen de satisfaire (substitut) et le moyen de dissimuler le véritable moteur créatif, “la satisfaction de l' ego”. Qu'est—ce qu'une écriture de Ben sinon un tableau d'où le relai de la métaphore expressive a disparu, dont le message est une réflexion sur ce tableau lui—même (ou son auteur), réflexion qui n'est plus soumise aux seuls critères esthétiques ou spécifiquement artistiques et qui parfois les remet en cause:
“J'ai peur de m'être trompé sur le sens de la beauté”. Et celui—ci "c'est du sous quoi?”. “Si je peins c'est pour la gloire”. Un tableau sur lequel Ben écrit “Je doute” n'est pas une transfiguration de ce doute. Le lecteur est immédiablement confronté à une vérité qui n'a rien de “recrée” ni donc d' “idéalisé”.

Aussi bien, avec l'”Art Total” qu'avec “Dire la vérité” Ben rompt, à sa manière — qui est celle de mettre les pieds dans le plat —, avec un art illustratif; son activité ne se pose pas comme une distanciation interprétative, expressive du réel. Elle ne réclame pas, pour être valide, qu' une frontière nette soit tracée entre elle et une réalité qui serait sa référence ou son modèle; elle demeure ouverte à toute intervention du hasard. Chez Ben, l'objet n'est pas employé dans le but de sa propre valorisation, il permet seulement d'ouvrir une brèche dans le processus déterminateur de l'oeuvre d'art. A l'opposé emportées par leur volonté de renouveau moderniste, les écoles appropriatives , aussi neufs qu'aient été leurs moyens, n'ont fait que redresser les barrières artistiques. On ne confond pas un Warhol avec une véritable photographie de magazine, un Beuys avec un véritable paquet de margarine. Ils ne nous épargnent rien des vieux procédés de la métaphore, du symbole, de la redondance. Si l'interprétation du “ready—made” par Ben demeure opérationelle, c'est parce qu'il permet de nier l'autonomie du domaine artistique, qu'il met en déroute les conventions de lecture qui sont seules à justifier le discours qui s'y produit. Les propositions de Ben n'imposent pas d'être considérées à l'interieur d'un cadre clos. Ben se souvient d'un repas pris un jour en compagnie de Georges Brecht et à propos duquel il se pose encore la question de savoir si oui ou non il s'agissait d'un geste artistique. Connaissant Ben et connaissant Georges Brecht, il y a peu de chance pour qu'une réponse soit jamais apportée. Tel est l'exemple type de leur attitude en regard du problème artistique.
A partir de Ben, l'art ne peut plus se présenter comme domaine d'une vision privilégiée. Le geste créateur, sorti de son écrin conventionnel, replacé dans la chaîne de déterminations plus ou moins circonstan- cielles, plus ou moins aléatoires, perd sa vertu d'absolue crédibilité et, au delà, n'opère plus cette distanciation idéalisante du réel.
Ainsi, ses gestes ne peuvent—ils être assimilés ni à des “happenings” ni à des “performances”. Ils ne cherchent pas à établir de contacts exceptionnels avec les spectateurs. S'ils ont parfois lieu dans la rue, c'est précisément pour ne pas se distinguer d'un geste quotidien; ils n'ont rien de scandaleux ni de provocateur. Peut—être même Ben n'est—il jamais aussi satisfait que lorsqu'il passe inaperçu, lorsqu'allongé sur le trottoir, il ne suscite aucune réaction de la part des passants (indifférents ou l'identifiant normalement à un clochard), lorsque personne ne se retourne sur lui alors que, debout contre un mur, il se livre à une activité de la plus insignifiante utilité, dérouler une ficelle. En 1966, Ben entendait ainsi contribuer à la Biennale de Venise: “A 650 km de Venise — à Nice, dans le département des Alpes—Maritimes — 32, rue Tondutti de l'Escarène — à partir du 18 Juin 1966 — Durant toute la Biennale de Venise — BEN VIVRA COMME D'HABITUDE”.

Le nihilisme
Virtuellement, Ben est l'antidote aux démarches appropriatives contemporaines qui prolifèrent en se spécialisant (chaque type d'appropriation engendre son école), de leurs effets illusionistes (par exemple, la douleur magnifiée, aseptisée, du “Body Art”, en regard de la douleur involontaire, crainte). Le principe est ramené à sa seule dimension interrogative. Si Duchamp en quelque sorte, avait laissé la question de l'objet en suspens, Ben à l'inverse de la majorité des courants actuels, refuse d'y apporter une réponse positive. Il n'a pas plus de raisons d'être dupe des moyens nouveaux de l'objet et du geste que de l'être des moyens traditionnels de la peinture.
Le geste de Duchamp et sa prolongation dans l'attitude de Ben sont les constats d'une faillite picturale que l'artiste distancie en culbutant dans un domaine extra—pictural. Mais le parti pris appropriatif tel qu'ils l'exploitent se limite de lui—même. Son efficacité nihiliste se dresse à l'encontre des institutions artistiques propres à promulguer n'importe quel objet, n'importe quel geste, comme autant de résolutions spontanées de la problématique picturale. L'attitude nihiliste dans le champs de l'art contemporain devrait d'ailleurs faire, un jour, l'objet d'une étude particulière. Des directions fort diverses de l'art l'ont adoptée. Par exemple, on pourrait rapprocher de la liste de “L'Art Total” la fameuse liste “Art as Art Dogma” de Ad Reinhardt qui à l'occasion, on le sait, ne dédaignait pas l'humour: “Art in art is art — The end of art ist art as art — The end of art is not the end”. Il s'agit, à peu près du même sabordement de la définition de l'art...
Sans doute disposons nous aujourd'hui d'outils fournissant une véritable méthode d'investigation qui aille au—delà de la déroute dadaiste et de la dénonciation systématique, mais encore empirique, opérée par Ben. Néanmoins, l'actualité de Ben, sa nécessité, est ressentie chaque fois qu'il peut apporter le pendant dérisoir aux comportements expressionnistes, abusés par eux—mêmes, chaque fois qu'à la fétichisation du corps humain, à l'individualisme réactionnaire du “body—art”, on peut confronter Ben se cognant jusqu'au sang la tête contre un mur, sans autre intention que de mesurer froidement l'effort masochiste par lequel un artiste se doit d'affirmer son originalité.

En refusant de résoudre la crise de l'art dans son rapport au réel, Ben pose d'emblée les limites de l'art d'attitude; il en ferme la voie et dénonce le caractière vain des démarches appropriatives expressives. Paradoxalement, celui qui parait s'octroyer, en tant qu'artiste, la liberté la plus absolue, est aussi celui qui, par retournement dans l'exaspération, révèle le mirage et le caractère abusif de la liberté artistique. Ben n'a rien d'un “genie”. Son obstination à affirmer le contraire nie d'elle—même cette notion.



Techniques et matériaux


écriture à pissette, acrylique sur toile
photo
vidéo
assemblage d'objets
Mots Index


ego
introspection
appropriation
vérité
doute
champs de références


Duchamp
John Cage
Facteur Cheval
Claude Lévi-Strauss
repères artistiques


Les copains :
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et Fluxus : Maciunas, Georges Brecht, Robert Filliou...