Le baiser du papillon


Elle est allongée, alanguie, au bord du sommeil, aux bords de l’enfance. Ses cheveux se déploient comme des lianes ou des racines, des rhizomes qui envahissent tout. Ils se développent comme cette qui « algue qui croît » chez Valéry et grâce à laquelle le poète saisit l’identité du processus au terme duquel le rêve et la nature, deux puissances aveugles, produisent des formes dans tous les sens, pour rien et pour personne. Je sens dans ce développement « végétal » de la chevelure, la suite logique des Naïades de Katia Bourdarel, quelque chose ruisselle de la forme : c’est peut-être l’ultime devenir du narcissisme élémentaire. Celui de l’eau. Bachelard avait su saisir cette connivence de l’eau et des rêves, lorsqu’il décelait une identité remarquable, mais discrète, de la chevelure et de l’eau en ravivant toutes les métaphores de l’onde. Quand l’ondine rejoint pour le meilleur et souvent pour le pire l’eau vive ou les eaux mortes. Quand les cheveux d’Ophélie ne sont plus qu’ondes dans l’onde, algues de l’élémentaire. La Vénus juste avant ou alors…bien après sa sortie de l’eau.
Il y a toujours chez K.B. quelque chose qui relève du conte, du rêve, du mythe, de la naissance d’une histoire, de la naissance de toutes les histoires où se côtoient dangereusement les contraires, l’Eros et la mort, le jour et la nuit, la veille et le sommeil. K. B. le dit elle-même : « j’ai toujours été particulièrement sensible à un moment précis : le passage du jour à la nuit. Ma mère venait me raconter des histoires pour m’installer dans un climat propice au sommeil. Cela m’est resté et j’adore raconter des histoires.»
On ne saurait mieux dire pour entrevoir le fonds esthétique du narcissisme élémentaire  où s’abreuve l’image : le moment où les choses se font « personnage » . J’ajouterais le moment où le personnage se fait  « choses ». Où le masque est à la fois fond et surface. La représentation du sommeil expose ce que jamais on ne saisira de «l'intérieur»; l'immersion de la conscience dans l'inconscience, la dissolution du moi. Je crois que l’art limpide et profond de K.B, toujours attentif à « cette distance qui existe entre l’image et la réalité ». se tient là, sur ce seuil où éclôt la forme, où quelque chose est en train d’arriver. Son « baiser du papillon » est comme le mythique baiser de Morphée :  « Tel est Morphée, telle est la vertu de son baiser. Anamorphose de la forme véritable, métamorphose de la vie en la mort et à nouveau en vie, en vie volée, en vie envolée et suspendue sur les eaux, en vie humide, en amour ruisselant au creux des vagues. Morphée transforme en forme la pure matière du somme. Il donne forme et envol à l’informe et à la tombée.».
Cette puissance végétative de la forme se clôt, dans sa « danse du papillon » en une légère volte qui conduit le papillon aux lèvres de la jeune fille pour un oblique baiser, un échange fatal entre éros et thanatos. Du papillon ou de la jeune fille gourmande qui pleure son sang, qui tue qui ? Larmes d’Eros , larmes de sang d’une douce vierge, stigmates qui envahissent le fond de l’image et semblent appeler à la peinture. Comme un retour de la forme vers le fond.
Le papillon se pose universellement sur tous les rites de sortie de l’enfance, c’est l’emblème très exact de la peinture de K. où ces jeunes filles sur le seuil de leur métamorphose, semblent étonnées de la violence encore retenue de leur féminité à venir. La même ambiguïté émane de ses peintures : le rouge- gorge mort retrouve des ailes inutiles dans les mains de celle qui l’a peut-être étouffé. Les grandes dormeuses se font face dans leurs sommeils, séparées par une inquiétante nuée d’oiseaux sombres. Une pluie noire. Comme Balthus, K .B. ne peint que des rêveuses, pas des rêves. Et comme lui, elle retrouve l’étrangeté vierge du miroir dans la peinture, du narcissisme de la féminité naissante. Du ventre sombre et du clair reflet.
Le miroir est le symbole ambigu de l’identité fuyante. Là aussi, le miroir c’est d’abord celui du rite de passage, celui des Mystères, où rien ne paraît…sinon le vide inquiétant des esprits que l’on a convoqués. Le miroir de la peinture, c’est le miroir dionysiaque, celui qui disperse au lieu d’envisager, celui qui tue et régénère parce qu’il ne renvoie que l’image d’un visage immobile, un visage qui dort, invisible à lui-même. Le sommeil est avec la mort le seul moment où l’on devient son image, moment invisible, point aveugle d’une identité insaisissable. Ce que K.B. a su rendre précieusement dans ses aquarelles de petites princesses enfermées dans leurs donjons de sommeil, là où l’image spéculaire devient rigoureusement indiscernable du modèle. Princesses du rien de la représentation, princesses du tout du sommeil.
Dans ses peintures, les papillons se mêlent à la chevelure de la jeune fille, ils la prolongent et l’ornent comme le ruban qui les accompagne : naissance de l’éros. Les devenirs s’incarnent dans ces papillons générés par la chevelure elle-même.
La belle endormie, la jeune fille au papillon condensent la puissance et la charge érotique du narcissisme élémentaire parce que leurs représentations nous renvoient à l’age d’or du désir. Vulnérable et inaccessible, la dormeuse expose précisément cet abandon au monde où le sujet semble sur le point de rejoindre l’indistinct, de plonger dans l’ingénéré. Les papillons ornent la tête de ces jeunes filles, mais au sens où la peinture viennoise fin de siècle extrayait presque logiquement de ses grandes figures féminines, son suc ornementaliste. Comme le faisait remarquer Jost Hermand, l’ornementalisme viennois n’est peut-être que l’aboutissement de cette orientation moniste du narcissisme, c’est-à-dire simplement de cet échange que seul l’art peut organiser entre le sujet et le monde : « on souhaite finalement plonger dans l’élément végétal, au terme d’une métamorphose inversée. Un des symboles essentiels de cette torpeur moniste est la figure de Narcisse qui, à force de contempler son propre visage, perd des yeux tout le reste et se voit transformé en fleur par Aphrodite ».
Les papillons qui virevoltent autour de ces jeunes filles sont comme ces fleurs de torpeur, origine et terme de la métamorphose, porteurs muets des contes à venir, danseurs immobiles gardant à l’ombre de leur auréole formelle, la puissance de l’informe.

Charles Floren, mai 2008